Notre approche de Recife se fait entre une ile et un chemin de pierre. Les premiers morceaux de la ville tiennent reliés par des ponts, devant le continent, comme une marche qui reste à passer, un dernier palier. Face à l’un d’eux, une digue bétonnée, construite à même les récifs et rochers qui donnent son nom au lieu. Ça crée une langue d’eau calme, apaisée par ce câlin de matière qui coupe court à l’immensité pour laisser place à une cité, immense.
De loin, nous avons cru à un monticule de caissons de verre renversés là par mégarde. Sac d’acier brisé, jeté en pleine mer. La terre est un fin filament brun qui porte difficilement le poids des tours, des avenues, le pas ténu des foules et le vrombissement des premières voitures. On ne l’aperçoit qu’en dernier.
On pense à faire demi-tour.
Ce qui nous convainc, c’est l’apparition incongrue d’une longue asperge dressée vers le ciel. On la suit comme un phare, curieux de savoir d’où peut venir un tel légume dans cet abîme de ferraille. On passe la digue et se retrouve cernés, l’horizon fendue de chaque côté par tout un méli-mélo de courbes et de lignes auxquelles on ne pensait plus.
Récife défile à notre droite, commençant par des hangars, de vieux chantiers navals, des usines désaffectées couvertes de graffitis. Les bâtiments s’assagissent au fur et à mesure qu’on s’approche du centre ville. Bientôt apparait une large place, entourée de beaux immeubles anciens et traversée par des marcheurs nonchalants, des cyclistes. Sur la jetée, notre asperge trône fièrement. On remarque à quelques mètres derrière elle un ponton de bois, et décide que c’est là que nous toucherons terre.
C’est un port de bric et de broc qui nous plait bien. Les lattes des pontons, bleues et jaunes, s’écartent dramatiquement à chaque vague et pousseraient un jeune matelot à s’amariner sans avoir à monter dans un rafiot. Des chiens dorment sur la passerelle principale; la capitainerie est une vieille cabine de cargo rouillée, posée en hauteur comme si une vague l’avait laissée là un jour de tempête.
Géraldine saute de Tortuga en pyjama, petit short à rayures et grosse ancre sur le t-shirt, et attache tant bien que mal la première amarre sur cette onde de bois.
Aussitôt on vient nous accueillir. Un homme au ventre rond qui semble être le directeur du port nous explique qu’il y a un yacht club plus loin, avec douches et électricité. Il a un œil de verre couleur azur, qui tranche avec le brun tanné de sa peau et intensifie étrangement la douceur de ses manières. On hésite à rester là, mais l’envie d’une douche après dix neuf jours de mer nous fera bouger le lendemain.
Avant de sortir de Tortuga, on cache les objets de valeur et barricade la porte comme on peut. Le port n’est protégé par aucune cloison, n’importe qui pouvant naviguer sur ce bras d’eau et s’amarrer silencieusement au quai. Géraldine, Gilou et Thibault y dormiront un couteau sorti alors que Julie et moi avons pour ainsi dire déserté le navire afin de récupérer l’internet d’une auberge et commencer l’envoi du montage son au mixeur professionnel qui travaille avec nous depuis Paris.
On franchit la passerelle. La terre est à nous. On marche le pied instable et le cœur léger d’être arrivés à destination sans anicroche ni retard. La traversée du pot aux noirs nous a bien fait douter de cette prouesse. Un espace au cœur de l’Atlantique, ralenti, où le vent souffle parfois peu, parfois mal. Il nous oblige à dessiner sur nos cartes une trace absurde, faite de virements de bord et de changements d’allures. On le traverse cependant, et presque sans pluie. Un petit miracle qu’on payera après coup, nous faisant rincer soudain jusqu’à la moelle. Thibault, qui est de quart, nage sous une douche uniforme dans la nuit noire pendant qu’on reste planqués au chaud dans nos bannettes, mi-admiratifs mi-moqueurs. Ça sera pour nous la prochaine fois. On croise les doigts et tire le duvet tiède.
La terre est à nous. Devant, des barques à moteur font des allers retours entre la jetée et la grande place qu’on a repéré plus tôt; on vise le ponton qui nous permettra de rejoindre enfin ce qu’on appelle encore le continent, ignorant sa qualité d’île.
Entre cette dernière embarcation et nous, apparaissent des formes étranges. Des poteaux de céramique couleur pâle. Des oiseaux immobiles, ailes repliées, regard vers la ville. Des femmes aux seins nus, tétons pointés vers le ciel et bouches ouvertes. Un long serpent de mer. Et au milieu de cette ménagerie carnavalesque, posée sur un socle carré où s’ouvrent quatre portes, notre asperge.
Par esprit de contradiction, on la rebaptise l’artichaut et passe vingt minutes à lui tourner autour comme s’il s’agissait d’un totem prophétique, un salut directement envoyé des chamans. Au pied du ponton, une large porte de la même céramique offre au voyageur la sensation marquée d’un passage, d’un accueil. On quitte la rive et traverse enfin vers Recife, oubliant instantanément et les sculptures et la mer. La soif de cette nouvelle rencontre, nouvelle aventure. Le Brésil se donne dans un premier rivage. On avance. S’enfonce.
Terre, et ferraille.
Donatien et Arnaud nous rejoignent. Yeux noirs, yeux bleus. Jolies barbes. La nuit et le jour, tout aussi joyeux, tout aussi complices. Arnaud toujours sourire, un regard d’enfant au-dessus d’un corps de charpentier. Dona tout en finesse, cheveux blonds au vent et pull bleu marine. Leur présence va apaiser le départ de nos compagnons de Transatlantique, prévu à la fin de la semaine. Je n’y pense pas. On a une nouvelle résidence à mener, et tout semble compromis. Les efforts de notre équipe pour réparer les dégâts causés par la séparation avec Nelly Andreo, ancienne co-directrice de l’équipe sud-américaine, n’ont pas abouti. Nous ne disposons ni de lieu de travail, ni de salle de projection, ni de participant brésilien. Un entre-nous inopportun, qui commence par nous mettre mal à l’aise. Que faire?
On pense à un clip musical. Une vidéo de 1 min 30 qui mettrait à l’honneur le frevo, musique traditionnelle de Recife et de sa région. C’est un rythme de percussion qui rappelle les origines africaines des habitants des côtes, issus en partie du trafic d’esclaves qui a fait rage entre trois continents. Je commence à parcourir les rues au Tascam, à la recherche des groupes qui répètent entre les allées, tambours aux poings et caissons de bois recouverts de perles au-dessus des épaules, cousins des maracas.
Nous avons déménagé Tortuga dans un yacht club un peu excentré, qui nous oblige à nous déplacer en Uber pour rejoindre la ville. On fait mine de se plaindre mais c’est par pur snobisme: notre nouveau port a deux piscines, trois restaurants, le wifi, six douches. Autant dire qu’on s’embourgeoise. On aurait presque honte, le Mac ouvert sur la table de la piscine pendant qu’on fait des ronds dans l’eau en sirotant un jus de graviola. Presque, mais le confort fait du bien après deux semaines en mer. Et bientôt le départ.
Je continue à penser à l’autre petit port, qui nous attend à l’entrée de la digue. Ces sculptures, qui ont marqué notre premier contact avec la terre. Une sensation de magie ancienne dans ces céramiques provocantes. L’artiste, Francisco Brennand, n’a rien à envier au style de Jodorowsky, notre cinéaste chilien favori, et ça me semble une bonne accroche. Arnaud vient d’arriver de France et on fête l’événement avec du saucisson et du bon fromage quand je me tourne vers Dona et Julie et leur propose de renoncer à notre idée de clip pour tourner entièrement aux côtés de l’asperge-artichaut. Ce lieu étrange nous servira de métaphore pour filmer la rencontre entre terre et mer, Europe et Amérique, le voyage de Tortuga et les rues calmes de Recife. On se met en scène, puisqu’on est seuls. Raconter au moins notre amour pour ce continent qu’on vient d’atteindre, et notre joie d’y être. Arnaud et moi ferons les acteurs sous l’œil têtu de la caméra de Dona. Nous appelons ce film O Beijo. Le Baiser.
Réalisateur et producteur de métier, Donatien Bonaventure Burkard devient le maître d’oeuvre de cette résidence improvisée. Géraldine se met à la musique, Julie au dessin. On veut faire décoller le légume comme la fusée de Tintin. Elle fait de petits nuages couleur crème, on chantonne le générique du dessin animé. Ça promet.
Francisco Brennand est l’artiste le plus riche de cette région du Pernambuco. Son monopole sur la ville de Recife est impitoyable. Pas un stade qui n’abrite une de ses œuvres. On en trouve dans les parcs publics, les squares, et jusque dans les cours d’immeubles. Son temple, une usine industrielle qui jouxte un théâtre et un hall d’exposition en pleine forêt, donne une idée aussi bien de sa démesure que de son talent. Peintre, poète et sculpteur, il s’est offert à lui-même un antre où voguer dans son propre génie. Nous ne savons plus, si nous avons bien fait de choisir cet auteur pour dire Recife, ou si c’est souligner l’insulte.
Autour de ce film nait une discussion sur le choix du film d’animation comme médium de création. Pourquoi aller aussi loin si c’est pour produire une œuvre qui aurait pu sortir d’un studio parisien? On me pose la question et je réalise qu’il y a tout un pan de notre expérience qui reste caché à l’image. Notre rencontre avec les artistes locaux semble passer inaperçue. Il y a pourtant mille détails dans notre dernier court sur Mindelo que nous n’aurions jamais pu connaître sans venir sur place et sans travailler avec des résidents de la ville. Des choses imperceptibles, comme le fait qu’il n’y est pas une rue sans un chien qui aboie, ni une colline qui ne soit balayée par un vent si fort qu’il est impossible de s’entendre. Des choses importantes, comme l’absence de fromage et de certains fruits, le monopole de Praia sur l’ensemble des îles, l’amour pour l’Afrique et l’omniprésence de la pêche.
Suite à notre passage, le représentant du ministère de la culture à Mindelo a demandé à ce que soit collectées nos recherches sur le capitaine Ambrosio pour participer à un fonds d’archives. Celles-ci ont été rapatriées au Portugal lors de la décolonisation, et le Cap Vert n’a que 40 ans d’histoire. Que des Français traversent plusieurs mers pour s’y intéresser, ça les a laissé pantois nos amis. Une exposition au Centre Culturel se prépare, mise en œuvre par Bob et les autres participants à notre résidence, pour diffuser notre film commun et mieux faire connaître cette anecdote de l’histoire de Mindelo à ses habitants.
Il n’y aurait pas tout ça, ça ne serait pas grave. Jamais nous ne l’avions imaginé. Le supposer même aurait été péremptoire, que notre passage pouvait laisser des traces. Nous venons sans arrière pensée, pour faire un cadeau à la ville. Un conte sans prétention. Ce que nous espérions, et qui a bien eu lieu, c’est que ce conte soit le prétexte d’une rencontre. Nos films seraient sûrement différents s’ils n’étaient pas le fruit d’un dialogue entre deux cultures, deux perceptions du rythme, du beau. Ce qui est certain, c’est que nous nous serions différents. Nous tenons à ce que ces contes naissent chez eux, à travers la perception de ceux qu’ils nourrissent. Nous voulons aussi dire à ceux qui habitent les villes qu’on visite que nous sommes prêts à traverser deux fois l’océan pour raconter leur histoire. Parce que ça change quelque chose. Ça dit quelque chose de l’importance du récit, du rêve et du partage, qui est le premier discours que nous voulons tenir.
Si l’aventure reste en coulisse, elle est tout de même au cœur de ce qui nous traverse, ce qu’on donne à voir. Un voyage maritime qui a ses risques et ses dangers, ses moments durs et ceux d’extase. Nous l’avons pensé comme la réalisation de notre vie, notre désir d’intensité. Crèves la soif de paysages, d’imprévus. Ce mouvement qui nous porte. Dans l’attente et dans le travail. Dans l’ennui, le divertissement. Nous avons construit le parcours du Bato A Film comme un plan d’évasion, une carte au trésor. Tortuga, notre navette pour l’espace. Grand décollage. On quitte terre. Aux petits traits que fait le navire sur les cartes, une épaisseur. Vague par vague. Naissances. Qu’il s’arrête, et c’est notre souffle qui s’éteint.
Revenus, il faudra être à nouveau. Se réinventer.
J’essaye de capturer ça en prise de vue réelle. On utilise ça comme termes, « animation » et « prise de vue réelle » pour distinguer deux appréhensions du monde, deux façons de le capturer et de le mettre en scène. Géraldine trouve sa liberté dans l’animation car elle y construit tout : la composition du plan, ses éléments, ses couleurs, son rythme. Je reste éblouie des méthodes du documentaire parce que je trouve tout dans le monde extérieur. Je pose une caméra devant ma capitaine qui se balade à Tarrafal, devant Bob dans le jardin en ruines de sa grand-mère, devant mon équipage de Transatlantique, et m’amuse à en tirer ce que je peux. C’est un petit film de 15 minutes qu’on appellera Vento Verde, parce qu’autour de nous tout est vent, la terre du Cap Vert et les voiles de Tortuga. J’essaye de donner à voir le voyage. Ce n’est qu’un regard et d’autres viendront ensuite, les élèves de la classe de lycée qui vont travailler avec nous et les prochains participants aux étapes. Je me nourris encore de Werner Herzog et Chris Marker, et découvre par hasard le très beau ressenti du voyage donné par Henri Verneuil dans Un singe en hiver.
Ce rapport au monde, comme un continuel Grand détournement. A nous et à tout le monde.
Références intimes, et absolues.