Nous avons traversé la frontière à pied. Nous revenons au Chili par une route bordée de forêt, un grand lac. Depuis la douane argentine, il y a une beauté de paysage qui n’appartient à personne. Quelqu’un y a placé un chemin de croix et nous avançons au rythme des souffrances du Christ, fleurs en paysage, épines au front. Un chemin comme une histoire. Pique-nique à l’ombre de bras ouverts, près d’un ruisseau.
Une chienne nous suit. Nous l’avons croisée avec ses petits à Los Antiguos et, pour un regard, elle a tout abandonné, s’est prise dans nos pattes. Ses chiots dans cette dernière ville argentine, connue pour ses cérises et ses rencontres de motards. On craint qu’elle ne puisse pas passer la frontière et se retrouve là, dans le rien.
Trois femmes marchent en sens inverse, également suivies par un chien -même couleur, même taille-, et chacun siffle comme il peut pour récupérer l’animal de son pays et le ramener à la frontière adéquate.
Trois femmes au teint brun et un chien blanc et noir.
La rivière passe sous nos sifflements. Silence de la pampa.
Rien à faire. Notre compagne nous suit jusqu’à ce qu’on monte dans une voiture. Une famille nous emmène à Chile Chico, première ville chilienne de ce côté-ci, et on la laisse là, sur le bord de la route. Le regard d’une chienne contre celui d’une enfant, petite veste rouge et deux grandes couettes.
Ainsi notre retour au pays du Pacifique commence par un pincement au coeur, et une caresse.
Je l’avais quitté, ce pays, avant même que Tortuga n’ait réussi à larguer les amarres. Les ennuis s’étaient succédés à Punta Arenas, capitale de la région de Magellan, extrême Sud de la Patagonie avant la Terre de Feu, de sorte que tous nous avions hâte de quitter cette ville maudite.
Nous n’avions pourtant pas d’a priori sur cet endroit, qui devait accueillir notre nouvelle résidence et signer avec brio la fin de notre aventure australe. Le matin où nous arrivons, le port central nous ouvre ses portes et c’est avec soulagement qu’on attache les aussières à un vrai ponton. Pas besoin d’annexe ni de kayak. On regarde tout de même le gros pneu qui sert de parbatte avec un peu d’appréhension, ayant toujours bien en tête notre dernier passage dans un port de tanker, au Cap Vert, lorsque nous avions dû débarquer en catastrophe trois amies pendant que le bois du pont bâbord de Tortuga explosait sous la pression des vagues frappant contre la jetée.
Le bateau est de nouveau suspendu comme un hamac à ce sol trop haut qu’il nous faut escalader, mais ça semble tenir. On attache un dernier bout en travers, de sorte à pouvoir ramener le flanc de la tortue contre le pneu et mettre pied à terre. Tortuga est perdue entre deux gros ferrys. Un bout de mât dépasse, le coin d’une voile. Nos aussières comme des fils de pêche face à celles des paquebots.
L’équipage descend, se disperse, se cherche pour la première fois depuis dix jours. Sensation d’un sol stable. Chaise immobile. L’assiette tient sur la table et tout est fixe, les horaires, les murs, l’horizon. Punta Arenas est une ville grise où il neige, pleut, vente – fait soleil. Brille. On change de climat comme de rue, d’une terrasse à un porche, les joues chaudes, les mains gelées.
On adopte ce lieu sans y réfléchir, bien qu’il signe la fin des canaux de Terre de Feu – la liberté pure. Une fois en ville, nous recherchons avant tout trois choses essentielles : Internet, pour dire à nos proches que nous sommes bien arrivés, une douche, pour ne plus incommoder les passants et pouvoir enlever nos bonnets sans faire peur, et un bon restaurant, pour savourer une bière, un morceau de viande. Un vrai café.
J’ai quitté Tortuga mon sac sur le dos, enlevé mon nom des pochettes jaunes réservées à l’équipage. C’est la deuxième fois que je débarque du navire depuis que nous avons quitté Paimpol, début mai. Je retrouve Jérémy et laisse ma place à Gilou, qui va rester à bord avec Géraldine, Thibault et deux nouveaux camarades, Timothée et Lucile. Ce sont des amis de Vianney et Julie, qui viennent participer à la résidence et à la navigation jusqu’à Puerto Montt. Timothée est architecte, Lucile programmatrice pour le festival de films sud-américains de Biarritz. Cette ville française ayant une importante population issue de l’immigration du continent latino-américain, il s’agit pour elle de trouver des films de qualité qui ne véhiculent pas d’idées superficielles ni de clichés. Un défi qu’elle s’emploie à relever toute l’année, enchaînant voyages et visionnages, pour satisfaire un public exigeant le temps d’une seule semaine. Un métier qui me plairait.
Jérémy et moi les croisons dans un bar avant leur départ. Timothée porte un foulard de soie noué autour du cou, Lucile a une voix douce et relance toujours la conversation pour savoir ce qu’on pense, ce qu’on ressent. Ils sont d’une délicatesse et d’un calme tous les deux, qui me rappellent qu’il y a des gens qui vont tous les jours au travail aux mêmes horaires, qui ont des enfants qui grandissent, et pour qui il n’est pas normal de vomir deux à trois fois par semaine à cause du mal de coeur. À côté, Jérémy et moi tranchons net. Par nos habits, par nos manières. Il me semble que ça faisait longtemps que nous n’étions pas sortis en société, avec des compagnons qui ne sont pas sur la route depuis des mois et qui se demandent peut-être pourquoi je porte toujours ma marinière, même quand elle est sale, même quand la mer est à des kilomètres.
Eux semblent totalement indifférents à ce décalage. Timothée raconte les navigations qu’il a déjà effectué en Terre de Feu, sur un navire plus petit encore que Tortuga. C’est lui qui nous parlera pour la première fois de la Carretera Austral, la route chilienne que nous rejoindrons en traversant la frontière depuis Los Antiguos. Entre la région de Magellan et le début de cette route, il y a près de mille kilomètres de parcs nationaux inaccessibles en voiture, coupés de tout chemin. Obligés de faire un crochet par le sol argentin pour rejoindre le centre de la Patagonie chilienne. Je prends des notes sur un papier, et le remercie pour ses conseils.
Stéphane aussi débarque et laisse sa place au nouvel équipage. Il partira voyager vers le Nord pendant que Jérémy et moi suivrons le bateau par voie terrestre, suivant la Carretera Austral et les sentiers de l’île de Chiloé jusqu’à ce que je puisse rembarquer à Puerto Montt.
Quitter Tortuga et sa capitaine, c’est repartir de chez moi. J’ai l’impression de renouveler le choix du grand saut à chaque fois que je m’éloigne d’elles. Je ne m’habitue pas à les savoir en mer sans pouvoir prendre part à leurs aventures et leurs déboires. La mère de Géraldine, Christine, relaie ses messages Iridium sur un groupe Whatsapp mais ces courtes nouvelles ne me suffisent pas. Je voudrais entendre la voix de Gé me dire que tout va bien, et dormir près d’elle. J’ai renoncé à cette navigation pour connaître la terre, ses gens, mais j’ignorais alors ce qu’étaient les canaux. Tortuga va y rester encore un bon bout de temps avant de rejoindre pleinement le Pacifique. J’attends avec impatience le récit de ces aventures, et me promet de vivre assez de mon côté pour avoir quelque chose à leur raconter à leur retour.
Une journée passe à Punta Arenas. Je trouve une auberge. Géraldine s’occupe des démarches administratives. On s’écrit par téléphone et, au fur et à mesure que l’après-midi avance, je vois monter l’état d’urgence entre mes camarades. D’abord c’est une aussière qui casse. L’arrière de Tortuga se retrouve libre, abandonné aux vagues et aux remous. Sans le bout rajouté à la dernière minute pour nous rapprocher du pneu, l’étrave serait allé frapper directement la jetée, et qui sait comment aurait résisté l’acier de notre coque à un coup si violent… Par quel miracle le bout de travers a tenu alors que l’aussière a lâché? Peut-être la marée était-elle déjà au plus bas lorsque nous l’avons mis, et il n’a pas eu à supporter tout le poids du bateau-hamac. En tout cas il a sauvé la tortue d’une mort quasi-certaine, et on le bénie.
Revenue à bord, Géraldine rassemble son équipage. Le temps que tout le monde arrive, le bois du pont bâbord éclate de nouveau, et un chomard s’ouvre littéralement en deux sous la force de l’aussière avant. Les amarres restantes sont larguées, et Tortuga va se réfugier dans un port à dix kilomètres de Punta Arenas. Le centre ville n’est plus accessible qu’en faisant du stop ou en marchant; et dire qu’on se réjouissait de ne pas avoir à sortir l’annexe…
Commence alors une sorte de ballet que je suis de loin sans trop rien y comprendre. Le gros temps empêche mes camarades de rester amarrer aux bateaux de pêche du petit port, la mer faisant frapper notre acier contre leur bois et repeignant nos parbattes aux couleurs de leur coque. Ils jettent une fois l’ancre, réussissent à revenir au port, puis décident de se rendre à Porvenir, un village sur l’île qui fait face à la capitale de Magellan. On discute d’organiser la résidence là-bas, puisque rester à Punta Arenas est impossible pour Tortuga. Le rendez-vous donné, Jérémy et moi nous apprêtons à prendre des billets de ferry pour Porvenir quand Géraldine m’écrit que l’armée lui a refusé la sortie des eaux, alors qu’ils étaient déjà à mi-chemin. Ils font demi-tour, dépités, et reviennent s’amarrer au petit port de pêcheurs.
Je sens mes amis à bout de nerfs. Il y a quelque chose qui se passe mal pour nous ici. Pour la première fois, nous sommes prêts à déclarer forfait. Tortuga n’est pas à sa place dans cette baie, et nous nous mettons à détester cette ville froide et intenable.
Jérémy et moi nous faisons littéralement jetés de notre auberge une après-midi pluvieuse par une tenancière qui nous crie que “si les Chiliens sont pauvres, eux au moins, ils sont propres”. Toutes nos affaires sont à la laverie et on cherche un nouveau toit habillés en pyjamas, juste une veste sur le dos et même plus de chaussettes dans nos chaussures.
On dit alors qu’on croise notre copain Murphy. C’est un gars qu’on abhorre, et qui continue pourtant à vouloir nous rendre visite. Géraldine parle souvent de lui, son niveau d’attention ne montant jamais aussi vite que lorsqu’elle perçoit soudain la succession de petites erreurs, petites faiblesses. Qu’on ouvre la boite à problèmes, et ceux-ci vont se mettre à sortir de plus en plus vite, de plus en plus gros. C’est sa loi, à Murphy. Qui dit que “tout ce qui est susceptible de mal tourner tournera nécessairement mal”. C’est pourquoi il faut réagir vite quand quelque chose semble clocher ou être sur le point d’aller de travers. En mer cela prend tout son sens, en particulier lorsqu’on a vu une simple erreur d’enroulage de génois provoquer un pique de vitesse dangereux pour le navire, une faiblesse du mât principal, et un noeud entre les ris de grand’voile et le palan d’une des bastaques.
Aussi Géraldine mène-t-elle une guerre à Murphy, prévoyant toutes les suites possibles à nos négligences, et veillant à nous les faire connaître. Qu’on soit prêt si quelque chose tourne mal – mais surtout, qu’on reste maître de ce qui nous arrive, et empêche Murphy de monter à bord.
La croyance de notre capitaine dans les prophéties de ce personnage est telle que je le vois vraiment à présent comme une sorte de mauvais démon qui s’infiltrerait parmi nous à chaque fois que nous n’y prenons pas garde. Pas une navigation sans que son nom soit cité, en constat ou en menace. Il est le vrai rival de Tortuga, le premier ennemi que nous avons à combattre.
Le revers de cette superstition de Géraldine -qui nous protège bel et bien de maints déboires-, c’est sa confiance indéfectible dans l’esprit positif. Qu’on croit dur comme fer que quelque chose va fonctionner, on attire vers nous toute l’énergie nécessaire pour qu’elle fonctionne. Qu’on dise au contraire que ça ne va pas marcher, et on peut être sûr que ces énergies sont coupées nettes, et que le tout va couler. C’est une chose dont notre capitaine est si convaincue, que je la crois capable de nous en vouloir s’il nous venait à l’esprit de parler négativement des suites du projet ou d’une navigation. Elle en serait blessée aussi sincèrement que si on avait donné réellement un coup à Tortuga ou craquer une allumette à côté d’une pellicule de film.
Que dire ? Sans cet optimisme à toute épreuve, Le Bato À Film non seulement n’existerait pas, mais n’aurait pas de ligne d’action. Mettre en avant ce qu’il y a de positif et de poétique dans le monde, c’est bien l’objectif que Géraldine nous donne, et ce qui fait la valeur de son projet, notre association. Murphy fait des apparitions, mais pour l’instant on le garde loin, très loin de nous.
Tous, nous décidons néanmoins de quitter Punta Arenas. Géraldine et son nouvel équipage attendent le feu vert de l’armée et remontent le canal vers l’île de Chiloé, sans cesse arrêtés par le mauvais temps et des vents contraires mais profitant de la beauté des canaux. Jérémy, Stéphane et moi grimpons dans un bus après avoir échoué à être pris en stop, et regardons avec soulagement les rues de la capitale s’effacer derrière nous.
Qu’à cela ne tienne, nous ferons une résidence volante. Lucile, Timothée, Gilou, Thibault et Gé préparent les dessins et le storyboard avant qu’on se mette à la recherche d’un acteur local de Puerto Montt pour faire une voix off. Ce n’est pas comme ça qu’on voulait travailler. On s’adapte, même si le regret de ne pas connaître la région de Magellan reste là. On fera avec. Chiloé et Puerto Montt sont prometteurs.
A côté du port où se trouve Tortuga, il y a un musée qui présente les reproductions grandeur nature des navires avec lesquels Magellan et Fitz Roy ont parcouru les canaux du Sud. Le Beagle, conduit par Fitz Roy dans le canal qui portera ensuite son nom, est posé sur une plage déserte, sans fioriture d’indications sur son histoire. Un trois-mât entre les barques de pêche, auquel on accède en longeant le littoral, comme par mégarde. Tortuga un peu verte de jalousie, même si elle fait semblant de ne pas les voir.
Le bateau de Magellan n’est pas plus grand, mais plus incurvé et avec pléthore d’informations cette fois. Des mannequins y sont disposés pour montrer le rôle que chaque marin pouvait avoir à bord. Nous nous y sommes baladés, Jérémy, Stéphane et moi. On s’imagine ce que ça nous ferait, d’être matelots sur un tel navire, de pouvoir monter au mât par des filets et dire qu’on a “découvert” des terres, aussi habitées soient-elles.
Quand je pense aux colons de cette époque, il m’arrive de me dire que eux aussi, peut-être, ils ont dû se sentir infiniment tristes, et seuls, lorsque les maladies de leurs corps ont tué les indigènes, sans qu’ils s’y attendent, sans même qu’ils le comprennent. On dit que le rhume a été particulièrement meurtrier. Ceux qui ont voulu s’étreindre, et ont éternué, sont-ils morts de chagrin?
Dans le lit de Magellan, j’aperçois un chat noir empaillé, roulé en boule sur l’oreiller du capitaine. Je m’approche et, la main tendue, reçoit un petit coup de langue. Un chaton minuscule émerge des draps, suivis par cinq autres. Leur mère se réveille et me regarde, me laisse la caresser et admirer ses petits. Stéphane et Jérémy sont accroupis à côté de moi, et pendant ces quelques minutes nous ne sommes plus en mer, plus sur terre. Des chatons miaulent dans le ventre fantôme d’un navire de légende. L’oreiller chauffé par une vingtaine de pattes, avant que ne revienne l’explorateur, le grand capitaine. Les cartes sont déployées sur la table, la longue vue prête à servir.
Que nous réserve cette traversée dans le Nouveau Monde?
J’y suis à chaque instant.
Avec Géraldine. Je la croise une dernière fois sur le bord de la route. Elle passe devant moi en taxi alors que je fais du stop, arrête la voiture et m’enlace, me fait voler par-dessus terre en tournant, tournant sur elle-même, tournant comme elle seule sait me faire tourner la tête.
A ma capitaine.
Reviens que le voyage reprenne. Les jours ici se passent en t’attendant.
Sans toi la route n’est plus la même.
À réinventer.