Mer calme. Assise à l’avant du navire, je regarde vers le cockpit et vois deux moitiés d’avocat fuser hors de l’habitacle, passer au-dessus des filières et atterrir sur la surface limpide de l’eau. Elles flottent, deux petites embarcations à la coque ronde et verte comme la tortue, petites barques qui s’éloignent doucement, disparaissent entre la myriade de tons bleu clair que se partagent le ciel, la mer, en miroir.
Une carotte les rejoint. Géraldine est en cuisine et se débarrasse petit à petit de tout ce qui a trop mûri, tout ce qui a pris des chocs dans le roulis et commencé à pourrir. La première fois que je l’ai vu cuisiner ainsi, restant fermement debout et concentrée devant l’évier et la gazinière quelques soient les mouvements du bateau, jetant par-dessus l’escalier coquilles d’œufs et pelures d’oignons en visant bien le bord sous le vent, je me suis imaginée que le mélange de tous ces ingrédients lancés à la mer pourrait en faire une bonne sauce qu’il suffirait de touiller, penchés à l’arrière du navire avec une grande cuillère, pour ensuite y plonger les mains et en sortir un poisson tout prêt, tout assaisonné, directement salé par l’océan.
J’attends toujours. Un saumon.
Jérémy joue du saxophone sur le pont, Thibault lit dans sa cabine. La capitaine a ressorti son petit short bleu et, imperceptiblement, Tortuga entre à nouveau dans un plein été. Paisible. L’océan et le ciel se confondent, de jour, de nuit. La houle atteint les nuages. Cette lente embrassade du Pacifique, qui est le souvenir des tempêtes qui ont mordu au large. Un frôlement marin qui soulève et abaisse notre tortue tel un voile, le mouchoir qu’agite doucement la demoiselle disant adieu aux marins qui s’éloignent. C’est une berceuse qui nous a fait épuisé nos mots émerveillés lorsque les étoiles de la voie lactée se sont jointes à celles, luminescentes, des vagues. Alors que la lune se couche, la nuit noire devient parcellée de diamants. Il n’y aurait qu’à tendre la main, en haut, en bas, pour sentir le bruissement d’une beauté pure entre ses doigts. Le souffle de l’air.
Le vent absent, le bateau avance au courant. Un tapis invisible nous tire et bientôt, nous verrons les couleurs de Valparaíso apparaître. Quelque chose s’achèvera alors. Une idée qui prend enfin forme, la bulle d’un rêve qui éclate parce qu’il se réalise. Car c’est bien la rive de cette ville-ci, précisément, qui a fait naître notre voyage dans le cœur de Géraldine. Elle s’y était installé, il y a six ans de ça, le temps de faire un stage de quatre mois dans une agence d’architecture et d’y vivre un amour dont elle nous parlera longtemps comme étant l’un des plus beaux et des plus passionnés de sa vie. Johan, Colombien de quatre ans son aîné ayant fui les activités peu claires du milieu où il a grandi, croise son regard dans le terminal de bus d’Arica. Le destin veut que leurs sièges soient côte à côte dans le véhicule qui les emmène à La Paz, Bolivie, et ils en ressortent main dans la main. Ainsi commence pour eux un voyage au long cours où ils testent la vie autant qu’ils peuvent, vivant de l’argent qu’ils gagnent en chantant dans la rue, allant là où les conducteurs qui les prennent en stop les laissent, dormant sous tente. Cette période forme chez notre capitaine ce rapport positif à l’existence qui est si prégnant chez elle. Elle apprend à croire, et suscite la chance. Elle devient la femme qu’elle est et, si je n’ai pas connu Johan, je vois dans ses récits tout ce que sa foi et sa liberté lui ont apporté. Une de ces rencontres décisives, qui dévient notre route, nous met sur un chemin qui sera tracé par nos propres pas.
Alors que Géraldine travaille, devient architecte, Johan va réciter des contes dans la rue, dans les cafés, les théâtres. Elle doit produire un mémoire et choisi comme thème Valparaíso, ou comment une ville génère de l’art. Une partie de cet essai est pensé sous la forme d’un court-métrage dont Johan écrit et fait la voix-off, racontant une histoire qui permet une déambulation dans la cité. Ce petit film servira ensuite de base pour les objectifs esthétiques de l’association, plaçant le rapport à l’architecture et au récit comme prismes permettant d’appréhender patrimoines matériel et immatériel des villes. La forme et l’idée fonctionnent. Géraldine et Johan se mettent d’accord : il écrira les contes, elle réalisera les films, sur un navire voyageant autour de ce continent qui a vu naître leur amour, leur joie. Le Bato À Film vient de trouver son modèle, et de choisir son territoire. Ce qui aurait pu se dérouler autour de l’Europe se réalisera en Amérique du Sud, avec comme destination phare la petite ville de Valpo, leur nid, leur atelier de création.
Géraldine doit néanmoins rentrer en France pour finir ses études, et Johan ne parviendra jamais à obtenir un visa pour la rejoindre. Le temps loin l’un de l’autre, petit à petit, s’allonge. Il décidera de continuer ses études à Buenos Aires et l’idée de retrouvailles pérennes s’amoindrit. La rupture qui aura finalement lieu avec notre capitaine semble avoir été pour elle un des événements les plus difficiles, mais également celui qui l’a convaincue de faire passer son rêve avant tout. Elle avait quitté Valparaíso avec la volonté ferme d’y revenir à bord de son navire et d’en pénétrer la baie toute voile dehors, et rien ne la fera plus changer d’avis.
Aujourd’hui Johan dirige un centre culturel et un théâtre au Costa Rica, avec sa femme et ses deux enfants, et Géraldine est au bord des côtes de son ancienne ville. Leurs voies séparées, ils se retrouvent par des échanges, des confidences qu’ils partagent toujours avec bonheur et amitié.
Nous espérons faire escale le 30 ou 31 décembre. La bulle de notre capitaine éclatera peut-être en même temps que celle de 2017, dans les bras de nos amies, sous les lumières des feux d’artifices fondant dans la mer. Alors une part de ce rêve pourra dormir, et le recto de notre périple se fera verso, seconde et dernière moitié de l’aventure. Cuba et La Rochelle en ligne de mire. Nouveaux phares.
*
Nous avons quitté Puerto Montt à cinq, Jérémy, Thibault, Géraldine et moi ayant la joie de naviguer enfin avec un Chilien après les navigations franco-françaises qui se sont succédées depuis que Camila a quitté le navire à Puerto Madryn. Miguel Reyes, ami de longue date de notre capitaine, nous accompagne pour les deux jours qui séparent l’extrême Nord de la Patagonie et Valdivia, nouvelle région, presque centre. Nous le rencontrons pour la première fois alors qu’il vient diner à bord de Tortuga et, immédiatement, il entre dans ce cercle de gens qu’on ne connait pas et qu’on aime quand même, qui ne nous promettent rien et à qui on veut être fidèle. Âgé de trente six ans, le teint mat, les yeux grands et sombres, il passe de l’humour noir à la gentillesse, de gestes d’exclamation impromptus aux petites attentions délicates. Auteur, producteur et metteur en scène de théâtre, il partage sa vie entre sa ville natale, Puerto Montt, et la capitale sud-américaine de l’art de la scène, Buenos Aires. Il écrit ses pièces au Chili et va ensuite les monter dans les théâtres indépendants de la mégalopole argentine, qui dispose du public le plus alerte, des professionnels les plus compétents. Santiago également accueille un festival de théâtre renommé, le Santiago A Mil, où sont présentées des œuvres du monde entier alors que la rue s’anime de défilés et de shows improvisés. Une ambiance qui ne semble pas éclater à Buenos Aires, où le théâtre est aussi omniprésent que discret, les devantures tapageuses des établissements accueillant une programmation commerciale faisant ombrage aux maisons indépendantes et taisant la diversité comme le nombre des représentations proposées. L’âme de Buenos Aires respire également à travers le succès de ce qu’on appelle les variétés, shows de théâtre et souvent de cirque organisés librement et gratuitement par qui veut montrer, pour qui veut voir. Pas une nuit ne passe sans qu’un groupe ne joue quelque chose quelque part, dans un café, sur un trottoir, dans la lumière tamisée d’une cave ou sous les lampions d’un jardin. Nous avions assisté à l’une d’elle, invités par Maria, équipière argentine sur Tortuga entre Rio et Buenos Aires. Assis sur le planché d’un salon, les jambes mêlées à celles d’une trentaine d’autres personnes, nous avions vu défiler numéros de théâtre, de clown et de jonglage jusqu’aux premières heures du matin, les paupières lourdes mais le sourire léger. Une ambiance de fête et de bohème. Un autre visage de Buenos Aires, géante capitale, parée de guirlandes dans chaque coin de cour, et des rires qui font se lever le soleil quelque soit le jour de la semaine.
C’est dans cette ville que Miguel et Géraldine se sont rencontrés, il y a de ça cinq ans. C’est également là-bas qu’il a pu faire la connaissance d’un homme du nom de Bernard Eychenne, que nous n’avons encore jamais rencontré mais qui nous suit depuis des mois avec ferveur, nous écrivant à chaque occasion et essayant de nous croiser sur la route, sans succès. Nous aurions dû nous retrouver tous à Puerto Montt, Géraldine, Thibault, Jérémy, Miguel, Bernard Eychenne et moi, mais le retard pris dans les canaux empêcha cela aussi.
Attablées dans sa cuisine, le soleil calme du bord de mer se teintant d’orange en cette fin d’après-midi, ma capitaine et moi demandons donc à Miguel de nous conter qui est ce fameux monsieur Eychenne. Notre ami retire alors de sa bibliothèque un vieux journal de presse française datant des années 90, entièrement dédié à une institution nommée le Théâtre Aleph, que je ne connais pas.
Je lis le journal. Je lirai ensuite tout ce que je peux trouver sur l’histoire d’Aleph et de son fondateur, Oscar Castro. Celui-ci avait vingt ans et étudiait à Santiago lorsqu’il y créa avec des amis de l’université une compagnie théâtrale vouée à l’humour, à la dérision et à la dénonciation politique acerbe. Aleph propose surtout des spectacles musicaux qui mêlent acteurs professionnels et amateurs, certains ayant travaillé sur les meilleures planches, d’autres étant parfaitement néophytes. On est en 67 et les captations des premières pièces montrent un souffle jeune et libre, invincible. On prononce le terme de « théâtre-fiesta », des performances burlesques et vives qui déroutent le spectateur autant qu’elles le font rires.
Le lendemain du coup d’Etat, le travail des « Aléphiens » comme ils s’appellent est censuré et certains d’entre eux assassinés par les agents de la dictature. Oscar Castro est envoyé en camp de concentration pendant deux ans. Loin de se laisser aller à la tristesse et à l’oubli, il y fonde « le pays le plus libre du Chili », dont il se proclame maire et où il accueille chaque nouveau prisonnier avec un discours de bienvenue. Chaque semaine, il monte un spectacle avec les détenus qu’il présente lors de « vendredis culturels », toujours au même public, où se mêlent des gardes. Ce sont des petites pièces toujours renouvelées, d’amour et de comédie, qui instaurent définitivement la pratique du travail amateur comme un principe-phare de ce que deviendra encore, ensuite, le théâtre Aleph.
En 1977, Oscar Castro est exilé en France, où il retrouve une partie de sa troupe et de son entourage. Les Aléphiens sont accueillis par la Cartoucherie de Vincennes et le Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine devenant une collaboratrice de Castro et lui permettant en 1980 de mettre en scène et de présenter plusieurs mois sur ses planches L’exilé Mateluna, une pièce que Gabriel Garcia Marquez, également ami de Castro, dira être une des meilleures pièces sur l’exil.
Parmi les autres amitiés, viennent bientôt Claude Lelouch, Jacques Higelin, Luis Sepulveda, Alejandro Jodorowski et notamment Robert Doisneau, qui sera président du théâtre de 1989 à 1994. Paris devient le nouveau territoire de l’Aleph et la troupe parvient à obtenir en 95 un lieu fixe en bordure de la capitale, à Ivry-sur-Seine, où le théâtre bat toujours son plein aujourd’hui. Premier théâtre burlesque franco-chilien, l’Aleph d’Ivry dispense ses cours de théâtre en deux langues et fonde le concept du « Latin’actor ». Oscar Castro obtient la nationalité française et écrit la suite de ses œuvres dans sa langue d’adoption. Son rayonnement ne cesse pas, venant de France pour la France mais aussi toujours pour son pays, si bien que le Chili le considère comme « une des voix les plus importantes de la résistance à la dictature » (citation de la brochure du Santiago A Mil, où deux pièces de Castro sont présentées).
En 2017, Oscar Castro et ses compagnons ont pu célébrer le cinquantième anniversaire du théâtre Aleph sur le territoire chilien car le dramaturge a pu y revenir en 2013 et le ministère de la culture lui a offert un lieu, dans la capitale de Santiago, pour continuer ses activités et refonder ainsi, dans son pays natal, le théâtre Aleph.
Ainsi apprenons-nous que Bernard Eychenne n’est autre que l’administrateur (et acteur) du théâtre d’Ivry, ainsi que l’agent d’Oscar Castro. Miguel et lui se sont rencontrés lors d’un festival à Puerto Montt il y a des années de cela et ils semblent se connaitre aujourd’hui comme de vieux amis.
Pour quelles raisons l’administrateur d’une institution à ce point mythique au Chili suit-il notre périple ? Nous pensons, parce que c’est un projet franco-sud-américain, et que ça fait sens. Miguel sourit et nous dit, moitié riant moitié sérieux, que l’hymne des Aléphiens mentionne un navire qui ouvrirait les flots et qu’Oscar Castro, dans toute l’ampleur de sa joie vive, a décidé de venir faire une cérémonie-spectacle à bord de Tortuga, pour illustrer son chant marin.
Qu’il vienne. Nous hisserons le drapeau pirate et montrons chanter au mât ! Que Le Bato A Film soit Aleph. En mer comme sur les planches ou sur pellicule, le spectacle continue et je garde bien en tête l’existence de ce bout de grande vie quelque part à Santiago, à voir, à vivre, j’irai à la capitale les rencontrer si j’y arrive.
Nous verrons bien.
Géraldine, Miguel, Thibault, Jérémy et moi arrivons à Valdivia la veille du 24 décembre. Notre compagnon chilien reste avec nous le temps d’une journée, avant de repartir à Puerto Montt en bus pour être avec les siens. Alors que Géraldine et Thibault sont sur le bateau, il nous emmène, Jérémy et moi, découvrir cette ville où il a vécu et discuter encore écriture, mise en scène, politique, amour. Si nous n’avons pas beaucoup communiquer à bord, épuisés que nous étions par la mer agitée qui nous met encore une fois à plat en vingt-quatre heures de roulis et de bords au près, nous nous rattrapons en déambulant lentement tous les trois dans les rues ensoleillées de cette cité calme, accueillante.
Alors que nous marchons, je pense au film que nous aurions dû faire à Valdivia si la traversée des canaux de Patagonie n’avait pas décalé notre programme de trois semaines. Nous aurions pu montrer les lions de mer pris dans les pieds des vendeurs de poisson au sein du marché municipal, le long du canal, attendant bouches ouvertes et ventres ronds qu’on leur jette les restes, tels de gros chiens tranquilles. Nous aurions évoqué les origines allemandes de la ville, qui en font la capitale nationale de la bière et de l’Oktoberfest bien que selon nous la meilleure bière soit l’Austral, produite à Punta Arenas. Il aurait fallu également mentionner son université, une des plus grandes du pays, qui attire nombre d’étudiants et en fait une ville jeune et vivante. Il y avait de quoi faire et, bien que nous n’allons ni filmer ni dessiner ici, je visite les rues en m’imaginant comment nous aurions pu cadrer tel ou tel plan, quelles couleurs nous aurions retenues, quels sons nous auraient marqués.
C’est tout le sens du cinéma en voyage, que de nous amener à poser un œil différent sur les lieux, cet “œil-caméra” qui transforme notre rapport à l’espace et aux autres, à la déambulation et au voyage lui-même. C’est un prisme qui nous aide à penser et à voir, à mieux regarder. À imaginer aussi, mêlant nos propres envies et ressentis à la réalité de l’endroit pour en tirer une histoire, un récit. L’art cinéma nous oblige à composer avec le réel et avec ce qu’il y a en nous, car tout ce qu’on dit du monde à travers le film est discours. Il n’existe pas de poser un objectif et de laisser tourner, objectivement. Tout est choix et cadrage. Filmer un lieu c’est le mettre en scène, filmer le voyage c’est en faire une scène, un spectacle qui dira ou non l’essentiel, le superflu. Il y a quelque chose de risqué dans cet exercice, puisque s’implique dans le film une part d’intime, voire d’inconscient. La première difficulté que nous avons lors de nos écritures scénaristiques est d’atteindre une forme de narration qui soit claire pour le spectateur qui ne connait ni le lieu représenté, ni notre rapport à la poésie et à la fiction, ni la dimension historique et patrimoniale mise en valeur. Il faut être clair sans être explicatif, subtil sans être nébuleux, poétique sans être niais, rapide dans l’intrigue mais précis dans les événements. Ces volontés nous font étudier l’espace et ses bruits en cherchant à en percevoir l’essentiel – l’âme pourrait-on dire – pour en faire ensuite la matière du récit, tout en se questionnant sur ce que nous, nous avons envie de dire de cette ville, et comment nous voulons le dire.
Ce rapport artistique, cinématographique, aux lieux façonne notre voyage et la perception que nous avons de ce voyage en modifiant la relation que nous entretenons avec le monde qui nous entoure. De même que l’écriture transforme l’expérience en y impliquant un aller-retour narratif permanent, les mots écrits modifiant l’expérience vécue et l’expérience prévoyant sa propre écriture, le cinéma appose à nos visites et rencontres une certaine trajectoire, une certaine recherche et réflexion à la fois visuelle, narrative et sonore. Avec notre regard, c’est notre identité qui en est changée, d’abord dans la manière dont on se présente aux autres et peut-être avant tout en ce qu’on se considère nous-mêmes “un peu plus” que touristes, “un peu plus” que simples visiteurs. On se sent alors comme investis d’une certaine part de responsabilité, le film produit ayant pour conséquence de laisser une trace d’une certaine perception, d’un certain discours. S’ajoutant à tout ce qui aura déjà pu être dit, écrit ou filmé sur le sujet, il doit choisir de confirmer ou remettre en cause, réinventer ou se référer à des états de fait, des idées, et prendre ainsi sa place dans un discours global, qu’il reconnaît ou non comme être sien.
Ainsi on ne pourra pas filmer Valparaíso en ignorant le film de Joris Ivens, dont le commentaire a été rédigé par Chris Marker. Ce court métrage, qui raconte la ville portuaire en en déclamant bien des facettes, images et voix off à l’appui, est la première approche que j’ai de cette cité nouvelle, et je m’attends presque à la découvrir au son de la voix du narrateur, Bernard Pigaut.
Devoir bâtir un nouveau récit dans une telle filiation est un défi passionnant. Nous n’essayons pas d’être à la hauteur de Marker, notre voyage reste une balade, mais il faudra produire une petite œuvre dont nous n’aurons pas honte. Nos derniers films ont pris un aspect enfantin, je les trouve plus agréables bien que ce soit peut-être un problème en soi. En quoi Le dragon du désert, le court-métrage de Puerto Madryn, est-il encore un documentaire, même dans le style de ce qu’on appelle « documentaire poétique » ? Je crois que c’est un conte pur, malgré ses références historiques et son symbolisme. Peut-être est-ce la définition même de documentaire qui pose problème, ou bien celle du conte, de la fiction. À partir de quand n’y a-t-il pas mise en scène, transformation ? Et quand peut-on dire que cette mise en scène fait du réel une fiction, un récit dans le sens plein du terme?
Je me souviens d’un film qui avait rencontré un assez grand succès auprès du public en 2012, le documentaire de Pascal Plisson Sur les chemins de l’école. Le cinéaste suit des enfants dans différents pays du monde, au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique du Sud essentiellement, retraçant le périple que chacun d’eux doit effectuer chaque matin pour rejoindre les bancs de l’école. Certains partent à cheval dans la pampa, d’autres à pied dans la savane, d’autres encore marchent à flanc de montagne ou dans le désert. Le film les montre passant difficultés et obstacles, toujours autant déterminés, sans qu’on sache si ces épreuves sont fortuites, régulières ou mises en scène pour les besoins du film. Il y a un passage en particulier, où le documentaire bascule clairement dans la fiction. Un des enfants qui traversent la savane se sent poursuivi par un animal et se met à courir, la caméra suivant sa débandade en intensifiant la scène par une musique rapide. Ce court passage évidemment fictif permet au spectateur de percevoir tous les dangers, réels ou imaginaires, que doit surpasser l’enfant qui marche seul. Ainsi cette incartade vers un autre genre, au sein même du documentaire, sert le discours et la compréhension du réel. Plus encore, on pourrait dire qu’il n’y a qu’un pas de plus, plutôt qu’un pas de côté, entre documentaire et fiction. Car encore une fois, si tout cadrage est discours, et si la caméra se nourrit du réel, alors l’aller-retour entre documentaire et fiction est permanent.
Il y a un autre film qui, particulièrement intéressant et intriguant sur ce thème-là, bien que le citer ici comme référence soit plus ardu. The Act of killing montre comment les milices fascistes ont opéré et opèrent toujours en Indonésie, assassinant ceux qu’ils désignent comme communistes. Par un aller et vient entre les actes commis dans le passé et le souvenir qu’en ont ceux qui les ont commis, vivant toujours librement aujourd’hui et agissant toujours quoi qu’à une échelle moindre, le film retrace tout un pan de l’histoire du pays, passé et actuel. Le cinéaste, Joshua Oppenheimer, a pour idée de demander à certains membres des milices, fiers de leurs actions, de monter une pièce de théâtre où ils se mettraient eux-mêmes en scène, rejouant les crimes commis à l’époque, ce qu’ils acceptent avec enthousiasme. Le bourreau principal d’une des bandes est alors amené pendant une répétition à jouer le rôle d’une victime, étranglée avec sa cravate par un des agents de la junte communiste.
La caméra d’Oppenheimer filme à cet instant de façon très surprenante et, pour le coup, irréelle, le revirement psychique que vit cet homme suite à cette expérience apparemment anodine, puisque théâtrale, fictive. Revenu sur le lieu où il opérait ses exécutions, ce bourreau se met à marcher en cercle et à vomir. Il avoue avoir soudain compris, lorsqu’il se faisait étrangler pour de faux sur cette scène de théâtre, ce que ses vraies victimes avaient pu ressentir. Il pleure et, pour la première fois, regrette ses actes.
C’est, pour moi, la puissance et l’intimité qui lient la fiction et le réel, le récit et le témoignage, l’imaginaire et le vécu. Aussi peut-être faudrait-il cesser de vouloir percevoir la frontière entre nos contes et leur objectif documentaire, en admettant qu’il y a là un dialogue riche et complexe, déjà étudié et commenté par nombre de critiques et de théoriciens du cinéma.
Ça reste un sujet de réflexion passionnant, qu’on ne pourra pas se lasser d’explorer car il y a bien une appréhension de l’extérieur et de notre relation à cet extérieur qui se joue ici.
Nous fêterons Noël dans la famille de Silvia, une autre amie de Géraldine qui nous accueille chez elle avec ses deux filles, son petit-fils et son ex-mari. C’est une célébration faite selon les coutumes locales, assez similaires aux nôtres. On prend l’apéritif en buvant un cocktail à base de lait, de liqueur de café et d’eau de vie, grignotant du fromage à la sauce soja sur des crackers. Le repas a une entrée avec du jambon et des cœurs de palmier, un plat central qui s’est plutôt apparenté à un long combat pour la pauvre Silvia, obligée de couper une dinde énorme sans savoir comment s’y prendre alors que nous la fixons tous d’un regard amusé, grand moment de rire et de solidarité dans le public qui se garde pourtant bien de moufeter au cas où la cuisinière voudrait nous refourguer le couteau et que ça serait à notre tour de s’exposer sur scène. Le dessert est un gâteau au chocolat cuit dans le four de Tortuga par Géraldine, et à minuit nous nous embrassons tous, loin de nos familles, proches de nos amis, et toujours au cœur de l’aventure, du voyage.
Nous naviguerons ensuite à quatre, équipage franco-français composé par Géraldine, Thibault, Jérémy et moi. Chose involontaire. Nous avions espéré que Rayen, une amie de Géraldine qui devait faire la résidence de Valdivia et embarquer le 30, puisse changer ses dates et monter à bord dès le 26. Mais Rayen ne peut pas: elle participe à des cérémonies mapuches dont elle ne pourra rien nous dire. Née en Araucanie, mapuche de sang et de cœur, elle enseigne cette culture et ses rituels aux siens tout en militant pour qu’ils soient diffusés également à l’extérieur. Les Mapuches refusent que les fondements de leur culture soient divulgués, tentant de cette façon d’éviter leur entière assimilation au peuple chilien et de faire de leurs rites un folklore dont pourraient s’amuser touristes et autochtones. Une stratégie qui nous interroge, ma capitaine et moi. N’est-il possible de survivre qu’en barricadant la porte? Peut-être. Les peuples andins, particulièrement ceux du Pérou et de la Bolivie, exposent leurs différences culturelles de façon très marquée par leurs vêtements, leurs bijoux. Ici les Mapuches sont d’une discrétion telle qu’il est presqu’impossible de les distinguer des Chiliens, du moins pour l’œil non averti qui est encore le notre.
Parmi les légendes de ce peuple, la plus connue est sûrement l’histoire d’un des plus grands chefs mapuches, Lautaro. Enlevé par le commandant espagnol Pedro de Valdivia, fondateur de la ville de Santiago au XVIème siècle, on lui confie le travail des écuries alors qu’il n’est encore qu’un enfant. Lautaro apprend à s’occuper et à monter les chevaux, observe les techniques de guerre espagnoles et acquière ainsi tout un savoir faire qui manquait cruellement à son peuple pour combattre les colons. Devenu adolescent, il s’enfuit du camp où il est retenu et parvient à rejoindre un clan mapuche au centre sud du Chili. Très vite, il montre son talent de guerrier et de leader, et devient le chef de fil d’une résistance farouche à l’ennemi. Alors que Pedro de Valdivia s’apprête à descendre vers le Sud avec son armée pour conquérir les peuples de cette région, il lui tend un piège et parvient à le tuer, certains disent en mangeant son cœur. Lautaro devient alors le chef de clan le plus recherché et le plus haï des Espagnols, et une traque implacable s’engage entre lui et l’armée européenne. Le chef mapuche rejoint la ville de Concepción, camp de base espagnol, et la détruit presque entière avec ses troupes, qui rassemblent plus de 6 000 soldats.
Il fera de même avec les enclaves ennemies placées en Araucanie, rendant ce territoire aux clans mapuches où ils vivent toujours aujourd’hui malgré l’assimilation chilienne et les rixes meurtrières qui perdurent. En 1557, Lautaro est finalement trahi par un des siens, un Indien vendu aux Espagnols dénonçant l’emplacement de son camp et permettant ainsi que lui et ses soldats soient pris par surprise et assassinés.
Dans les contes pour enfants qui retracent sa légende, il est dit que c’est cette trahison qui a vraiment tué Lautaro, celui-ci se laissant prendre par les Espagnols sous le coup du chagrin et du désespoir provoqués par cette nouvelle.
Allez savoir. Ça me semble probable.
Avoir une Mapuche à bord aurait été un honneur et une occasion exceptionnelle de mieux connaître leur combat et leurs revendications. L’absence de Rayen est une perte pour l’équipage et pour le projet, mais peut-être son désistement en raison des cérémonies en dit plus sur la force de sa culture que ce qu’elle aurait pu nous en partager.
La culture mapuche est restée présente autour de nous de Puerto Madryn à Puerto Montt, ces deux villes portuaires reposant quasi en symétrie, d’un pays à l’autre, d’un océan à l’autre, et entourant approximativement l’ensemble des territoires chilien et argentin que les Mapuches revendiquent. Peut-être ce peuple sera-t-il moins connu au Nord, mais il semble que leur force et leur statut d’ultimes résistants leur donnent une aura qui dépasse les frontières. Nous verrons si le Nord du Chili leur prête également attention, où s’ils laissent la place à d’autres peuples, d’autres légendes.
Valparaiso se rapproche. Je me réveille pour relever Thibault de son quart et prendre mon poste. La brume, à l’extérieur, est catastrophique. On ne voit pas à plus de deux cent mètres, l’horizon et la mer totalement engloutis dans un nuage gris beige qui unifie tout, nous fait planer dans un espace vaporeux où les sons se réverbèrent, où la lumière ne transperce pas. Bientôt, nous sommes quatre sur le pont, chacun le regard rivé sur une direction, prêts à réagir si un bateau de pêcheur décide de sortir du brouillard sans prévenir et de foncer devant notre étrave. Je raconte à mes camarades la légende chilote du Caleuche, un navire-fantôme aux lampions rouges d’où s’élève en permanence la musique de bal sur laquelle se déhanche l’équipage, venu fêter pour l’éternité la vie qu’ils ont perdu en mer, marins égarés, voyageurs noyés dans les eaux patagones ou dans une bouteille de rhum. Quand presque tous ceux qu’on côtoie vivent sur et par la mer, l’idée d’un tel navire, refuge joyeux des naufrages, empêche certainement d’autres naufrages, plus terrestres, plus profonds.
Ainsi espère-t-on apercevoir les lumières rouges du Caleuche, et surtout la baie de Valpo. Mais ni l’un ni l’autre ne se montrent, et je vois Géraldine rester prisonnière du brouillard comme de son rêve, s@a ville à quelques mètres, toujours invisible, toujours lointaine.
On suit Tortuga longer la côte et approcher la baie sur l’ordinateur de bord. La petite icône qui nous représente, la tortue devenue rouge dans cette interface virtuelle, contourne la dernière pointe, le dernier coin de décor qui aurait dû nous dévoiler soudain toute l’ampleur de la cité portuaire, ancienne capitale sud-américaine du secteur de la pêche et des pratiques maritimes.
Nous finissons par la deviner, cette pointe. Alors que Valparaiso défile dans la brume, nous distinguons les premières usines du port, les navires de l’armée chilienne, dont cette ville est toujours le QG, les collines, le front de mer.
Géraldine fond en larmes. La bulle éclate. Valparaiso est toujours noyé dans la brume, nébuleux comme si on l’observait à travers les nuages de notre capitaine, entre la vapeur de ses souvenirs et le coton de son rêve, mais bien là.
Nous arrivons. L’étrave prise dans les aussières pétries d’algues d’une bouée.
A terre bientôt. Le pied là-bas. La tête dans les couleurs. Les parents de Thibault sont là et serrent leur fils. Ce compagnon vient de finir son voyage avec nous, après avoir participé à la majorité des navigations. On trinque dans le restaurant du port. L’envie nous presse de lever le voile et enfin voir, marcher dans cette ville qui est aussi notre capitale, celle du Bato A Film.
Un repas et on file. Dispersion.
Retrouvailles.