Voilà dix jours que nous vivons dans un certain périmètre, entre un pont et un ponton, un restaurant, un bar. Le pont des Amériques surplombe le ponton de la marina Balboa, en face du bar du même nom, à un kilomètre d’un restaurant devenu notre QG. Notre espace de manoeuvre, résumé dans ces quatre pôles, comme une géographie amoindrie. On est au restaurant, quand on n’est pas au bar. On y travaille ou tourne en rond. Voilà : dix jours que nous vivons dans un certain périmètre. Matin et soir, nous traversons la jetée de Balboa. C’est un tunnel sans toit, où le soleil vous plombe les épaules en quelques secondes. Ou bien un long rideau gris à fendre, lorsque l’orage gronde. Alors, le tonnerre explose et fait vibrer jusqu’aux vitres des voitures. Toutes les alarmes se déclenchent, symphonie apocalyptique insupportable et fascinante. Au loin, un éclair frappe le haut d’une grue.
Notre attente a pour scène une marina placée à flanc de cité, sur la côte sud-ouest de ce monstre improbable qu’est Panama Ciudad. À quelques kilomètres de nous, dans les coulisses, une digue mène à une péninsule. On y voit d’un côté l’océan et la végétation d’une île, de l’autre les gratte-ciels d’un New York qui n’a pas même le charme d’une pomme. Vue plongeante sur ce qu’il y a de plus aberrant : un front de mer cerné par une autoroute extérieure, semblable à un large lasso de fer qui l’aurait capturé et n’aurait pas fermé son étreinte. Elle est hors de la terre : construite directement sur l’eau, devant la côte, c’est le premier abord qu’on ait de la ville lorsqu’on vient du large. La mer, la route, la mer et la terre enfin. Un théâtre original pour une pièce sans rythme et sans action. On traverse ce territoire et entre sur scène : une bouche du Canal qui ne se referme pas, reste grande ouverte sans nous avaler. Posée sur la langue, Tortuga attend et meurt de sécheresse, sans réplique ni didascalie. L’immobilité ou l’impatience : notre espace est plus exigu qu’un bout de mer. Un microcosme, tenu entre le chantier de l’entrée du Canal et le grand large du Pacifique. La nuit, le défilé. Beau décor, mais que fait le metteur en scène ?
Panama Ciudad (photo par Paul DLM)
On nous a donné une date tardive de passage, le 5 mai, soit deux jours après le début de la résidence de Carthagène. La Colombie est à quatre jours de navigation depuis Côlon, de l’autre côté du Canal. Si cette date ne change pas, nous devrons annuler notre résidence dans ce pays et nous ne pourrons y faire qu’une escale de quarante-huit heures avant de rejoindre Cuba. Aussi Géraldine appelle tous les jours les autorités du Canal pour savoir s’il n’y a pas eu un désistement, un trou qui se serait formé entre deux briques pour notre bout de papier. Nous sommes parmi les dernières embarcations avant les bouées du chenal. Les gros nous longent. Mais ce n’est pas eux qui font des vagues, ils sont trop lourds et trop épais; longs coutelas plongés dans du beurre tendre. Les navettes qui les ravitaillent, équipées de moteurs surpuissants, sont responsables. Le mât de Tortuga tangue entre les autres flèches de navire, fine aiguille de balancier plus courte que la plupart de ses voisines. On dort avec nos toiles anti-roulis, amarrés à une bouée qui sert surtout de manège lorsque la marée passe à l’étale. Tous les voiliers et catamarans en vrac, simplement parce que l’eau hésite quelques minutes à changer de sens. Il faudrait filmer en accéléré les mouvements de ronde de ces bateaux devenus chevaux de bois. Certains se frôlent tant que d’une jupe à l’autre, les deux capitaines s’observent dans le blanc des yeux, attendant de voir qui le premier va toucher, reculer ou lancer une insulte.
Des soucis qui paraissent soudain minuscules; les énormes passent et nous imposent la vision d’un monde à part, un monde de géant qui n’entretient pas du tout le même rapport à la mer ni à la navigation. Qu’est-ce qu’une vague quand on regarde l’océan de plus de trente mètres de haut ? Et pourtant la tempête doit être pire sans voile, sans fuite. Ces longs navires me paraissent étrangement fragiles. Certains ne paraissent pas même du genre bateau. Ils sont bien plus semblables à des vaisseaux de l’espace, voire des sous-marins. Les “panamax”, construits à la taille exacte du premier Canal, sont des immeubles qui cachent le ciel. Les “neos”, nouveaux formats pour le nouveau Canal, semblent avancer mi sur mer mi sur terre. Alors que mes camarades dorment, je sors de ma couchette et m’assois dans le cockpit pour les admirer. Impressionnant de jour, c’est la nuit que le défilé est vraiment remarquable. Voituriers, pétroliers, portes-containers, ferrys… Et dire qu’il faudra se faufiler là. Certains sont des murs, d’autres des forêts de tubes. Des constructions de Lego, dont on se demande toujours s’ils vont réussir à passer le pont, couper les Amériques sans y rester coincés. Leurs lumières lentes glissent dans un silence dérangeant, impossible. D’autres sons émergent, inconnus, surnaturels. Des sonneries fines, bruits sans pesanteur. Sans une seule vague.
Les grues s’illuminent.
Un gros et des petits, le soir (photo de Paul DLM)
Dans cette géographie à quatre pôles naît une cinquième étoile. À tribord de la Tortue flotte un voilier au pavillon américain qui porte le nom original de Cool Change. Nous l’avions déjà repéré à l’embouchure du Canal, coque blanche, ligne azur. Dans son sillage, nous avions pu rejoindre la marina en restant entre le chenal et les hauts fonds. Nous nous sommes amarrés l’un près de l’autre car, comme le dit son capitaine Brandon, plus nous avançons dans ce voyage plus les signes qui nous guident sont clairs.
Quelques jours passeront quand même avant que cette rencontre maritime ne se concrétise à terre. Scott, Linda, José et leur chef de bord traversent la jetée, accompagnés de leurs deux chiens. Cet équipage est connu ici sous le nom de perros locos à cause de leurs aboiements à chaque passage de navette. Scott et Brandon, Californiens, voyagent depuis deux ans et demi sur le beau navire en fibre de verre qu’est le Cool Change, treize mètres, intérieur bois, une roue comme gouvernail et le signe bouddhiste “Om” gravé dans un mur. Ils portent un bandeau au front, une longue barbe blonde qui se termine par une natte pour Brandon, un duvet noir pour Scott; yeux bleus, yeux sombres, et le même tatouage sur le dos de la main gauche : une tortue.
Elle représente leur passage de l’équateur. De novices ils sont devenus “shellback” – ceux qui portent ce qu’ils ont avec eux, en eux. Ils naviguaient sur l’Amazone, au Brésil, lorsque la ligne est apparue à l’étrave, amenée par les affluents descendant vers le Sud. Cool Change l’a traversée dans une eau couleur café, entre les arbres, et malgré tous les mois passés en mer, des Etats-Unis à l’Amérique Centrale en passant par Mexico, c’est ce temps sur l’Amazone qui leur reviendra toujours à la bouche, dans les pupilles. Voguer sur le fleuve, par plus de cent mètres de fond, entre la terre et les branches. Ils y avaient trouvé une femelle paresseux, Sandra, et l’avaient adoptée. Elle s’accrochait à leur roue et dormait suspendue aux balcons. L’éloignement de la nature a fini par la faire dépérir et ils ont dû la reposer dans les feuilles, avec tous les bambous qu’ils avaient coupés pour elle, amoncelés en pied de mât. Depuis, une chatte a été récupérée à Bélem, non loin de Manhaus. Noire et ocre, elle se déplace de façon silencieuse et invisible sur le pont et les tauds. Un chat de filière, plutôt que de gouttière. Elle fait sa vie à bord, entre ses deux propriétaires, leurs chiens et les nouveaux venus.
Brandon et Scott, shellbackers
José a rejoint ce groupe insolite en Colombie, Linda vient d’intégrer l’équipage. Aucun d’eux ne sait jusqu’où il ira ni quand s’arrêtera le voyage. Brandon et Scott sont décidés à ne pas rentrer vivre aux Etats-Unis, bien qu’ils y fassent encore quelques séjours pour travailler. Ils naviguent lentement, en prenant le temps, attendant parfois des mois que les saisons changent et leur facilitent le passage.
Leur périple n’aurait rien en commun avec le nôtre, hommes en duo qui se laissent avancer au gré des vagues, sans échéance et sans équipage, s’ils n’avaient pas pour motivation principale de réaliser des films de voyage. Plutôt des courts métrages, dix à quinze minutes, qui présentent leur aventure avec un oeil expert mais très typé commercial : des couleurs parfaites, des cadrages parfaits, des sourires parfaits. Seulement de belles histoires. Un format qui correspond à la télévision et c’est précisément ce qu’ils visent. À regarder ces productions, je me dis que mes reportages sont d’une manufacture finalement très artisanale, très improvisée. Leur manière de se filmer est très proche d’un vrai tournage : ils attendent la bonne lumière, choisissent des bouts de route qui ne les avancent pas mais qui présentent bien à l’image, utilisent un drone pour des vues aériennes. La qualité de leur travail d’étalonnage fait pâlir mes prises de vue réelle. Prises réelles de vues intouchées, non dirigées, cadrées seulement; ordonnées peut-être. Je n’aime rien modifier. Mes méthodes paraissent naïves; je ne connais rien à ces codes esthétiques qui “vendent” le voyage par une belle lumière, de longs ralentis. Mes plans bougent au rythme de Tortuga. À 25 images/seconde, on a le mal de mer; à 150, tout s’apaise. Encore faut-il avoir la caméra qui en est capable, et les batteries.
Leur montage est truffé d’inserts et de plans serrés – “passer du large au sensible, du paysage au toucher d’une main, au détail : c’est ce que doit être le cinéma pour moi” me dit Brandon. J’aime cette idée, je la garde. Je note également leur habitude de cadrer des vues larges en plaçant d’abord un objet au premier plan, parfois au beau milieu de l’écran; une pratique que j’avais déjà notée chez Donatien lors de notre premier tournage, à Recife. Mes cadrages sont beaucoup plus francs, plus nets et moins composés. On voit directement tout ce qu’il y a à voir. Leur technique permet de rendre actif le regard du spectateur en lui faisant d’abord deviner ce qui va être montré. Elle permet aussi d’utiliser des flous et des compositions plus subtils. Il s’agit de pouvoir, lorsqu’on filme depuis un bateau, placer quelque chose entre soi et le paysage. L’Amazonie n’est pas toujours là.
La mise au point automatique ne résiste pas non plus aux mouvements des vagues, il faudrait savoir gérer le mode manuel tout en se tenant à un hauban, une filière. Puis ensuite tout reprendre, tout étalonner, tout réajuster. Un temps de travail et des compétences que je n’ai pas encore appréhendés mais que je commence à placer dans mon viseur. Même si jamais je ne voudrais faire vendre notre aventure de cette manière-là, par une fausse lumière, une fausse discussion avec des “autochtones”, dialogue-monologue d’abord mené pour la caméra malgré l’incompréhension mutuelle, malgré la possibilité d’un malaise. Il faut avoir du cran pour filmer un visage. Ou une longue barbe, des yeux clairs. Le sourire toujours là. C’est un talent aussi que je leur reconnais; peut-être suis-je naïve quant à une certaine nature du cinéma, ce spectacle. Retoucher une couleur est aussi un moyen de faire passer une émotion. L’artifice peut permettre de se rapprocher du sentiment, du ressenti. Tout montrer beau, quand on se sent bien, pour dire que c’est beau et bien même si ce jour là il faisait gris. Un détail, même pas un mensonge. Est-ce une question d’éthique ou seulement d’esthétique ? Ou l’image, justement, se trouve à mi-chemin entre ces deux sphères, à la fois un objet d’art et un objet politique, moral. Cadrer comme si on arrachait un pan du réel, un rectangle de la toute première toile, ou bien tout repeindre, vernir. Entre le bord de la toile et le dernier poil du pinceau, quelque part, se trouve peut-être le tremblement d’un vrai inatteignable.
Les Docks du Canal, photo retouchée (photo par Paul DLM)
L’équipage de la Tortue se mêle à celui des chiens fous. Géraldine enregistre avec eux des chansons qui pourront servir pour nos films et pour les leurs. Assis dans l’espace silencieux et molletonné du “CC”, quelque chose de fort se passe entre ces deux équipages cinéphiles, cinéastes. Mélomanes. En quelques nuits blanches, réunis ensemble sur le pont d’un de nos deux navires, de petites projections de nos productions improvisées sur écran d’ordinateur entre deux verres, deux histoires, une amitié s’installe. Le temps passe, l’espace exigu de Balboa s’élargit de mots et d’images. On le partage avec un autre marin, David Wagner, qui complète et met un point final à notre bande cinéphile – un point d’exclamation. Il navigue sur un Pogo 30. C’est un bateau à la jupe grande ouverte, réservé aux niveaux trois chez les Glénans de Paimpol : un petit rêve qui file à vingt-et-un noeuds, tous les bouts frappés à ce qu’on nomme joliment un piano, une suite de rames qui les rend accessibles et manoeuvrables directement du cockpit. Une aide pour qui, comme David, navigue en solitaire.
Rencontré dans le Yacht Club alors qu’il glane des informations sur les Galapagos, il se présente en tant qu’agent et je ne sais pas quoi lui répondre. Pour moi “l’agent”, celui qui gère la carrière des stars, est un personnage de film au même titre que le commissaire, la serveuse de la station-service ou le veilleur de nuit du lycée. Un truc qui dans mon imaginaire n’existe qu’aux Etats-Unis et concerne exclusivement ce territoire. Je lui serre la main, on parle des îles puis, au détour d’une phrase, comme si ça pouvait tenir en un seul mot, il nous case que son dernier client s’appelle David Fincher et son dernier assistant, Gore Verbinski. Rencontrer ainsi de loin, par intermédiaire, le réalisateur des Pirates des Caraïbes alors qu’on s’apprête à découvrir et à naviguer dans cette région du monde me fait beaucoup rire. Les astres aussi nous font leur cinéma parfois.
Ces rencontres nous touchent plus que de mesure. Depuis la soirée passée à bord du navire polonais à Puerto Williams, nous n’avions pas eu l’occasion de côtoyer de vrais marins au long cours, des voyageurs qui appréhendent la mer comme un espace totalement libre. Une image de ce que nous aurions pu être si nos traversées n’étaient pas dictées par des temps et des étapes, une sorte de course à l’envers dont la réussite s’estime au nombre de films produits, de résidences menées. Donner un but au voyage, c’est aussi le refermer sur lui-même. L’indolence du Cool Change nous titille : voilà une manière d’être à la mer qui n’est pas la nôtre. Le monde comme un grand terrain de jeu. Ce voyage nous a rendu adultes de bien des façons. Lorsque nous naviguons sans rien avoir à prévoir, c’est en connaissant tout ce qui est alors laissé de côté, le stress et le bonheur aussi d’avoir un but, une destination. Avec eux on constate ce que nous ne sommes pas, ce que nous n’avons jamais été depuis notre départ de Paimpol : sans montre.
Qu’importe. Nos temps, celui de la mer et du cinéma, ceux de la mer et ceux du cinéma, sont magnifiques.
On reçoit l’appel un samedi. Géraldine est sur le pont avec Edgar, son nouveau Second fraîchement arrivé de France. Il restera avec nous jusqu’à Cuba et on s’en réjouit tout de suite comme d’une bonne nouvelle : calme, joyeux, professionnel, il gagne immédiatement notre confiance. Il a rencontré notre capitaine en travaillant comme moniteur de voile et rejoint ainsi la longue liste de nos équipiers passés par les Glénans. Paul, nouveau membre d’équipage, est venu presque en même temps que lui. C’est Donatien qui nous l’envoie et de ce fait, il a d’office notre sympathie. Photographe de métier, il prend vite en main la responsabilité de documenter le Canal et part le long des berges avec son appareil, sous le soleil ou sous la pluie. Ce matin-là, il est dans le carré lorsque le téléphone sonne. Il le donne à Géraldine et bientôt c’est la joie : notre date de passage est avancée de quatre jours. Nous partirons lundi 1er mai retrouver l’Atlantique. Jérémy et moi, qui étions partis visiter un peu la région après nos retrouvailles, revenons illico à la marina. Polo est déjà sur place, travaillant toujours au montage du film de Salinas. Géraldine, Paul et Edgar ont eu le temps de bien bichonner la Tortue pendant ces jours d’attente et nous sommes prêts : nous acceptons la date du lundi 1er mai et fêtons ce nouveau départ.
Le mois de mai commence avec l’océan; il se terminera avec notre dernière résidence. S’il y a un hasard, il semble s’être mis en sourdine, métamorphosé par le voyage ou nos espoirs. Nous avançons par signes, francs ou subtils. Pour encore quelques jours.
Tortuga et un gros, depuis le pont de Cool Change (photo de Brandon et Scott)