La Mère de Dieu

Je le vois lui prendre le pied, et souffler dessus la fumée de sa pipe. Elle me dira plus tard que ça l’a aidée. A le regarder faire, dans cette pénombre brisée seulement par le rougeoiement près de sa bouche, au rythme de son souffle, j’ai envie de rire. Elle tremble encore : il répand sur ses membres les volutes du tabac naturel et chante à voix basse, avant de se remettre à vomir.
“Demande de l’aide à la plante” répète-t-il encore. Il avait pourtant assuré qu’il suffirait de l’appeler lui, si quelque chose tournait mal. Elle s’est mise à pleurer mais il reste cette fois à distance. Il mène son rituel sans changement de rythme, sans angoisse, sûr du chemin qu’il ouvre par sa voix, sa respiration.
Je la vois perdre de plus en plus contenance. Elle dit qu’elle a peur. Je m’approche d’elle et lui prend la main, l’entoure de mes épaules et embrasse son front, lui murmure à l’oreille. “Callate” (tais-toi) fuse dans l’espace noir. J’ai de plus en plus envie de rire, alors que ma colère monte.

Je garde sa main dans la mienne, et m’allonge près d’elle. En face de moi, posé sur une petite table basse, se trouve le portrait de la Vierge Marie. A chaque éclat de lumière, j’aperçois son visage qui nous observe. Il nous a fallu plus de sept heures de voyage, entre jeeps et pirogues, pour rejoindre le bout de terre où on se trouve. Et qu’est-ce qui nous attendait ? Cette auréole. Une pureté que nous connaissons très bien. Dont on se désintéresse et qui se retrouve plantée-là, pleine bravade, au coeur de la forêt amazonienne comme sur un coin de cheminée.
Jusqu’où est allé le syncrétisme? Cette image me fait mal rien qu’à la regarder. Tout ce qui a été fait, pour qu’elle puisse être affichée ici, dans le poumon du monde, la dernière vibration de ce qui était intouchable. La voilà qui prend place entre les griffes de jaguar et les poteries de terre peintes. Comment entendre ceux qui parlent encore de la forêt comme d’un être à part, pleinement vivant, plus mystérieux que la magie même ? Leurs discours sont mêlés de nos propres mots. On voudrait nous guérir des vices de l’alcool, du sexe, du Mal qui essaye encore et toujours de vaincre le Bien par des biais détournés. La purge à laquelle on s’adonne en ce moment même est pensée selon ces codes. Certains viennent ici parce qu’ils cherchent à guérir d’une vie immorale, coupable, et que dans la plante, dans cet organisme qu’on ose dire plus puissant que Dieu parce que l’illumination qu’il apporte est impartiale, se trouve des réponses. D’autres viennent pour des maladies du corps, mais tout passe toujours par l’esprit.
On dit que les conquistadores ont ramené très peu d’or, mais que ce qu’ils ont pris est incalculable. Ce qu’ils ont laissé aussi.

Elle allonge ses jambes vers l’avant, pose ses mains sur ses genoux et commence à se balancer doucement d’avant en arrière. Elle ne parle plus, mais je sais que tout un monde prend place en elle. Je laisse ma main à ses côtés, lui serre les doigts quand elle me les donne. Complètement extérieure à son voyage, je sens pourtant ce qu’elle vit et quel est mon rôle dans son lâcher prise. Je sers de point d’ancrage, je joue cet être à qui elle demande de l’aide et malgré tout le détachement, toute l’incompréhension que je ressens cette nuit-là face au spectacle qui m’entoure, je ne peux pas nier que je savais, sur le moment et avant même de venir, que cette place-là serait la mienne.

Les autres se convulsent, vomissent, murmurent parfois des choses inintelligibles. J’aimerais dire que je ressens de la compassion pour ce qu’ils traversent, mais ce qui me tient à cet instant-là est plus proche d’une sorte de rage. Pourquoi suis-je venue ici? Quelle est ce mensonge, cette farce, que nous avons choisi de vivre? La violence que je ressens me rend extraordinairement calme.
Seul le fou rire est difficile à contrôler.

Nous avons emprunté une route surnommée la Transocéanique parce qu’elle relie l’océan Pacifique et l’océan Atlantique en traversant de bout en bout le Pérou, le Brésil, et ce pays à part qu’est l’Amazonie. Une forêt aussi grande que l’Australie, qui a donné plus de fils à retordre aux explorateurs que toutes les mers, tous les déserts du monde. Aujourd’hui encore, il y a des plantes et des animaux que nous n’avons pas découvert sur ce territoire. Des organismes vivants dont nous ne soupçonnons ni l’existence ni les propriétés. Voilà qui fait concurrence avec Mars, ou les abysses.
J’étais déjà fascinée par ce territoire sacré entre tous avant de mettre les voiles, mais l’expérience de la mer a changé irrémédiablement mes sensations de la terre et de ce qui y vit. J’aimais les forêts. Aujourd’hui je les respecte plus encore. L’océan m’a permis de regarder la jungle avec des yeux neufs et je ressens plus profondément ses changements de sons, l’ampleur de son espace, la hauteur de ses arbres qui vous font lever le nez et vous obligent à un horizon vertical. Regards vers le ciel. Le sentiment d’être membre de plus grand que soi, ici, est permanent. Il y a une unité dans cette différence, du sable à la terre, de l’eau aux nuages, qui nous dépasse. On se le rappelle à chaque fois qu’une racine craque. Une racine, comme une vague. Un bruit comme un tonnerre, qui s’entend à peine et pourtant résonne, résonne…

A ma gauche se tient un homme, un Péruvien, venu comme nous pour la première fois dans une communauté indigène pour soigner un mal particulier, une malédiction qu’on lui a lancé il y a des années et qu’il ne parvient pas à fuir. C’est une chose qui se pratique ici, quand quelqu’un vous déplaît vous lui lancer la poisse, quand il vous ravit, vous le bénissez de chance. Il n’y a pas besoin de trop en faire pour qu’un sort vous suive : votre voisin peut faire appel à un sorcier et régler le problème.
L’odeur de sa pipe accrochée au corps, il lui dira qu’il l’a vue, celle qui l’a aidée la première à conjurer le sort, alors que lui vomissait ce qu’il avait encore à perdre, recroquevillé sur le sol. Elle lui a confié qu’il y était presque, qu’il ne lui manquait que ça, ces “10%” qu’il symbolise avec son pouce et son index côte à côte, presque collés.
Une cérémonie encore, et la jauge repart à zéro.

Des singes sautent sur le toit et rendent les chiens fous. Je m’inquiète que leurs hurlements achèvent de plonger ma camarade dans un délire sombre, mais elle ne semble pas les entendre. Impossible de dire combien d’heures s’écoulent comme ça, elle assise, moi allongée, les autres installés comme nous sur des matelas élimés posés à même le sol.
Elle se couche à son tour, blottie contre moi, ses cheveux contre mes joues. Je sens, emmêlées dans ses mèches, les feuilles humides dont nous nous sommes recouverts le corps avant de commencer. On nous a donné un bac d’eau à partager, où flottaient des petits bouts de feuilles déchirées à la main. Nous avons pris des gobelets et nous nous sommes aspergées la tête, les bras, les jambes, la poitrine. Il a fallu se rhabiller comme ça, sans rien essuyer, trempés et couverts de verdure, et j’ai commencé à sourire.
“Si la plante te choisit, tu sécheras très vite”. J’aurai froid toute la nuit.

Sur le chemin vers la région amazonienne Madre de Dios, le Péruvien a posé beaucoup de questions à la demoiselle apprentie sur la zone que nous traversons. Ça m’a surprise. On parle toujours du tourisme étranger, en oubliant celui des habitants du pays. Nous sommes les seules “gringas” de notre petit groupe de cinq, les deux autres viennent de la côte et la jeune femme qui nous guide est indigène, comme celui qui nous attend. Il est difficile de savoir si elle vient comme une aide pour lui, ou comme une patiente. Elle dit avoir eu tout un temps de débauches, dont se débarrasser.
A expier?
Aux questions qu’il pose, elle répond que les communautés de Madre de Dios luttent contre la détérioration des patrimoines indigènes et l’exploitation minière. Elle dit que les peuples qui vivent dans la forêt ne peuvent gagner de l’argent sans quitter leur habitat qu’en travaillant dans les mines. Sinon, il faut aller à la ville, et perdre la forêt. Mais les mines sont le cancer de la jungle, avec le caoutchouc, l’or et le commerce du bois. Alors c’est un cercle, dont on ne se remet pas.

Son souffle est devenu plus lent. Elle me dit qu’elle se sent bien. Je voudrais lui parler mais je comprends qu’elle n’est pas encore revenue. Juste passée d’un meilleur côté, où j’espère que rien ne viendra la chercher pour faire demi-tour.
L’odeur de l’herbe empli l’air. Ils sont deux à fumer, lui la pipe, elle une cigarette blanche, presque phosphorescente. Tout du naturel, disent-ils, mais ils crachent tous les deux leurs poumons et font sur le sol de petites mares de salives où j’aurais l’horreur de mettre les pieds en voulant sortir à tâtons, un peu plus tard.
Des bassines de plastique ont été disposées devant chacun d’entre nous, pour qu’on puisse vomir notre égo, notre passé, nos erreurs. Alors que tout le monde vide ses tripes, mon amie reste impassible, et j’en ressens une fierté incompréhensible.
Il dira, lui, qu’il a vomi surtout pour elle, et que ça lui a fait mal. Ça je veux bien le croire, qu’il ait eu mal. On ne peut pas passer une nuit entière à vomir autant sans souffrir, c’est le marin qui le dit. Mon idée du bon sens me fait penser qu’il y a quelque chose de fondamentalement faux dans cette démarche de purge totale, qui est censé blesser le corps pour guérir l’esprit. Qui peut vouloir un tel traitement, et croire en son résultat?

Après s’être engagée sur le fleuve, notre embarcation a suivi le bras central avant de bifurquer sur un cour d’eau étroit, pris entre les plages de sable brun et les hautes herbes. On vogue là quelques temps, puis s’arrête sur une des rives. Il nous faut encore monter une pente ardue et enfin, nous arrivons dans un village de seulement trois maisonnées où il nous attend avec sa famille. Une petite fille joueuse me donnera un fruit dur et suave, le regard déjà plein de charisme et de courage.

Il s’est assis dans le cercle, près de la petite table basse, et a sorti une bouteille de Coca-cola en plastique. Dedans se trouvait le breuvage, et cette fois je n’ai pas ri. Peut-être ne faut-il pas donner d’importance aux contours; peut-être tout est-il déjà perdu. Autour de son cou, une longue griffe.
Il a servi le liquide vert noir dans une tasse de terre décorée, et l’un après l’autre, nous avons bu, un genou à terre devant lui, la tête en arrière. J’ai été étonnée par ce goût, beaucoup plus supportable que ce que j’aurais cru, presque bon. Un mélange d’amers, très acide.
Alors que ma compagne s’apprête à être submergée par cette rencontre, je reste sur le rivage. Immédiatement, mon corps rejette cette substance. Je vomis l’intégralité de la boisson avant même que tous les présents aient pu y goûter.
Je vis cette réaction comme une victoire, qui m’emplit de joie. Quelques minutes avant que la bougie ne fonde et que ça ne commence, plongé dans le noir, mon amie m’a dit en plaisantant qu’il y aurait un avant et un après cette expérience. Cela a formé en moi, au niveau du ventre, une boule plus ferme et plus solide qu’un bouclier. Mon rejet, physique et mental, devient total. Que ferai-je d’un après, moi qui ai eu tellement de mal à construire ce maintenant que j’aime? Je suis ici à cause de films, à cause de livres, à cause de ma croyance qu’il y a dans l’esprit humain des portes de conscience inaccessibles à l’état d’éveil et que j’ai la curiosité de me demander ce que cachent les miennes. Mais ma vie actuelle me convient; plus, elle me ravit. Que ferai-je d’une vie nouvelle ? Que je n’aurais pas choisi, qui me serait venue là, en une nuit, avec une bouteille de Coca et sous le regard apitoyé de la Sainte Vierge.
Je ferme les yeux et demande à mon corps de toutes mes forces de faire barrière. Je bois quand même, et la réaction physique qui ne tarde pas à suivre me plante définitivement bien dans mes baskets. Hauts les coeurs, on verra plus tard pour les illuminations et les enseignements magico-sylvestres: on a une barque à mener et ce n’est déjà pas une mince affaire.
Il y a un temps pour tout.

Il y a des arbres dans cette région qui cherchent le soleil en se créant des pattes. Ils ont un tronc, et sur le côté de ce tronc ils font pousser des racines épaisses comme le début de petits arbres, et quand celles-ci touchent terre alors ils basculent tout leur poids, leur tronc principal et leur feuillage, sur ces nouvelles jambes. Que le soleil n’apparaisse plus que de l’autre versant, caché maintenant par la coupole d’un arbre devenu trop grand, et ils referont l’opération de bout en bout pour retrouver la chaleur le plus rapidement possible. On les appelle les arbres impatients.
Mais je n’en vois pas sur ce bout de terre.
Pas sur ce bout de terre.

Elle dit que j’ai tord. Qu’elle l’a senti vomir pour elle et que ça l’a soulagée. Elle n’a pas guéri parce qu’elle n’avait rien à soigner, mais un enseignement lui a été transmis à travers le dialogue qu’elle a tenu avec la plante. Ce qu’elle a compris ou découvert, sur elle et sur le monde, je n’en saurai rien. Ça ne regarde qu’elle. Ça ne se regarde, en fait, qu’à travers soi.

Je parle pour ce “peuple” fantasmé des Européens, à cause de cette Vierge qui vient directement des racines de ma société, et de ce “gringa”. Ça ne les choque pas, d’avoir un mot pour désigner un autre type, l’Etranger blanc, d’où qu’il vienne. Ils me disent de ne pas m’en vexer; je ne sais pas quoi répondre.
Je ne dis rien – c’est ce peuple fantasmé des “Européens” qui parle en moi. Je m’étais nourrie avant de venir de textes et d’images, et j’étais sûre d’être prête à vivre ce qui allait peut-être s’offrir à moi dans cette contrée. Je désirais cette rencontre, mais elle m’échappe, me vole mon sérieux.
Je suis en désaccord, sans pouvoir mettre le doigt précisément sur ce qui provoque mon malaise. Je découvre en moi une part de culture, ancrée au tréfonds, et pourtant qui me semble aussi inconnue que celle à laquelle elle se confronte soudain. C’est ce face-à-face qui la fait naître. Mon voyage se passe sans expédient mais il m’emmène loin. On dit qu’on n’est pas le maître chez soi; me voilà en présence d’un occupant orgueilleux, cartésien et pris de fou rire.
Il va falloir apprendre à se connaître. Que la cohabitation ouvre plus grandes ses portes, laisse venir ceux qui sont de passage, ceux qu’on croise sans le vouloir et ceux qui restent.
Est-ce que c’est le manque de sécurité qui me fait devenir épines ? Le manque de repères, peut-être. La peur.

Le désert s’arrête là où commencent les arbres. Le rien et le silence n’ont pas leur place dans cette vie foisonnante, tonitruante, qui vous emplit les oreilles plus fort qu’une ville, qu’un orage. Yeux fermés ou ouverts, fermés plus qu’ouverts, on sent chaque centimètre de cet espace habité. Peut-être le silence n’est-il en fait qu’humain. Quels sont ces espaces silencieux dont nous parle Pascal ? Ni la mer, ni le désert, ni la forêt. Le vent est toujours présent. Peut-être cette idée n’existe-t-elle qu’entre des murs ? Ou sur une bande sonore, passée à vide.
Au cinéma.

Qu’est-ce que l’exotisme ?
Ce décalage avec soi-même que nous offre la confrontation à l’inhabituel, “l’inhabitude” : est-ce le seul espoir de la pensée de se voir, et de se construire ?

Ce n’est pas seulement la peur. C’est quelque chose de plus profond et de moins superficiel. Qui agit normalement dans les tréfonds, par en-dessous, et qui se retrouve soudain jeté en avant, sur scène. Quelque chose qui nous fait agir d’habitude sans qu’on ait besoin de le dire. Notre coutume d’être.

Je reste allongée sous les étoiles. Je ne les vois pas à travers le toit de paille, mais je les imagine comme si j’étais à bord de Tortuga. Elles doivent être magnifiques, du coeur de la jungle. Je sortirai s’il n’y avait pas les singes, les chiens et les molards.
J’ignore où est le navire à présent. Nous avons quitté Arica avant que Géraldine ne largue les amarres et je n’ai même pas eu le temps de saluer son équipage. Stéphane est revenu de voyage pour effectuer cette dernière navigation avant de prendre un vol pour Paris et de quitter notre aventure jusqu’aux retrouvailles de La Rochelle. Nico, un ami d’Alejandro, a traversé en avion la distance qui sépare sa ville portuaire de la ville du désert pour entrer au Pérou avec notre Tortue. C’est un type aux manières déconcertantes, toujours à la lisière de la provocation, mais au coeur tendre. Un déjeuner avec lui suffira à me le faire sentir.
Avec eux se trouve un homme dont le nom remarquable, Édouard Renard, me le rend d’avance sympathique. C’est le cousin de notre capitaine, et un autre bon navigateur dans la famille Marin. Il est venu exprès pour la traversée, sans vraiment se soucier des résidences, alléguant qu’il n’a pas la fibre artistique. Il nous sauve la mise, car nous avons encore eu des désistements de dernière minute, et le navire a failli partir avec seulement trois membres d’équipage. Je pars avant qu’il n’atterisse au Chili, mais je sais que notre capitaine est maintenant entourée de bons matelots. Peut-être aura-t-elle le temps de se reposer enfin en mer, et de perfectionner le montage du film de Valparaiso puisqu’il n’y a pas eu de projection où le dévoiler à Arica.

Elle me dit qu’il n’y a pas eu ce saut, avant après, seulement un apport, une nouvelle marche qui prend bien la place d’un escalier tant elle est grande. Elle reste pensive. Commencera à écrire.

Ce n’est pas seulement la peur. C’est quelque chose de plus profond et de moins superficiel. Qui agit normalement dans les tréfonds, par en-dessous, et qui se retrouve soudain jeté en avant, sur scène. Quelque chose qui nous fait agir d’habitude sans qu’on ait besoin de le dire. Notre coutume d’être.

Il s’est mis à chanter lentement pour nous. Un à un, il nous libère de l’emprise de cette plante divine qui libère du passé, des malédictions, des maladies, de soi-même. Il chante pour elle et elle s’endort enfin. Je l’entends vomir une fois de plus et me demande si les maux transpercent les rêves, et s’il combat encore.
Il chante pour moi aussi. Je regarde la bassine en plastique devant moi. Elle me dira que c’est la plante qui a choisi, qui m’a gardé éveillée pour que je l’accompagne dans son voyage. Je ne peux pas la contredire.
Mais je me sens libre.

Tortuga est au large. Stéphane travaille au montage assis de guingois sur le petit siège dur de la table à carte. Il fait chaud maintenant, et peut-être ne porte-t-il qu’un maillot de bain et une paire de tongs.
Nico est sur le pont, il plonge le seau dans la mer et se douche ainsi complètement nu, près à se laisser sécher tranquillement au soleil.
Dans le cockpit, Édouard s’est assis sur le banc de bois après avoir rangé les écoutes autour des winchs. Il tient sur ses genoux un petit carnet de feuilles à carreaux, sur lequel il a déjà écrit son titre. C’est un marin qui découvre le temps passé au large. S’étire. S’écoule, indifférent, différemment. Il note ses sensations, regarde la mer et ce nouveau visage.
Qui de nous est le plus libre, le plus perdu ? On nous laisserait ici au petit matin qu’il n’y aurait rien à faire pour retrouver le chemin du retour. Au grand large des arbres. Dans un plein, qui ressemblerait à du vide.
Une période, nos voyages divergent, elle, eux et moi. On se retrouvera d’autant mieux.
Je vois ma capitaine endormie. Au fond de l’antre de sa cabine, elle se laisse bercer par les vagues.
Le bruit des singes.
De la pluie qui commence.

Carnaval

Arica. Partagée entre sa rive marine et ses dunes de sable, une vraie ville du désert, ville des déserts. Y souffle une certaine joie. Peut-être est-ce le chant qui s’y tient lors de notre passage, peut-être est-ce un refrain naturel, habituel. Nous ne la connaîtrons qu’heureuse, pleine de musiques et de danses. Les parades célébrant La Fuerza del Sol durent trois jours pleins, débutant chaque après-midi pour ne prendre fin que le lendemain, bien après l’aube. Aux artistes chiliens se sont joints des groupes venus du Pérou, de la Bolivie et du Brésil, ainsi que de plusieurs communautés indigènes. Chacun ses pas, chacun ses symboles. Ce carnaval est si hétéroclyte qu’Arica a vu naître des ligues nationalistes dénonçant le manque de patriotisme de la manifestation, conçue en ribambelle de couleurs et de tons plutôt qu’en étendard. Qu’importe, la fête bat son plein. Visages venus du Nord des frontières, de l’Est des montagnes. On apprend à reconnaître les formes des robes, le rythme des danses. On s’habitue à l’omniprésence de ce qui brille, éclate, éclabousse de splendeur. Les masques d’or le jour, les costumes luminescents la nuit. Pas une heure sans lumière.

Autour des rues où se déroule le défilé, parcs et trottoirs accueillent les musiciens et les danseurs qui se préparent ou se reposent. C’est un spectacle étrange, tout ce monde tout en costume, allongés sur la pelouse ou pendus au téléphone malgré les jupes de velour trop chaudes, les nattes à pompons trop lourds, les souliers trop hauts. On ne saurait pas qu’il y a carnaval, on se croirait dans une cité fantomatique aux habitants bien coquets. Les coulisses d’un film, sur un chantier d’Hollywood, plus de figurants que de spectateurs et la sensation de faire tache en jean et t-shirt.

Pris par l’excitation, Jérémy, Julia et moi achetons des perruques et des fanfreluches pour mieux se mêler à la fête. Jérémy se coiffe d’un petit chapeau de clown, moi d’une chevelure rose. Julia choisie une perruque blanche à mèches bleues qui lui donne un air d’ange évanescent, le visage fin et les yeux sombres, profonds. Alors qu’elle passe devant la glace d’un restaurant, penchée vers son reflet comme sur une inconnue, Jérémy se détourne un instant de la scène extérieure et la photographie. Sous le charme, nous marchons près d’elle en ne remarquant pas tout de suite que nous sommes les seuls à être déguisés dans ces rues. Le carnaval sud-américain n’est pas un mardi gras et nous voilà soudain ridicules, pris dans nos clichés européens de ce que doit être une fête, alors qu’ici le costume est un art qui se fabrique d’une année pour l’autre, et ne s’improvise pas au détour d’un mauvais magasin.

Carnaval

Carnaval

On continue néanmoins d’avancer, ne choquant manifestement personne. On suit quelques temps les premiers groupes de danseurs, avant de commencer à faire des allers-retours à la capitainerie, chacun retirant tour à tour ses artefacts pour pouvoir se présenter décemment aux gardiens. Tortuga devrait arriver dans l’heure, on reste dans l’avenue en bord de mer pour guetter le passage du petit voilier entre les gros navires de pêche et ceux de l’armée. Bientôt vont émerger de cette étendue-là nos amis Olivier, Ségolène, Lorraine et Charline, menés à bon port par notre capitaine.

Alors que nous commençons à désespérer, l’heure s’étant transformer en attente indéterminée, ils apparaissent enfin. Ils ont l’air frais et ravis, malgré le décalage qu’il y a entre leur humeur marine et la folie joyeuse qui a déjà pris sur ce pan terrestre. Pas marins et lourds, incertains, sur un sol ferme qui vibre déjà de sons et de danses. La transition est dure. On essaye de ne pas les accabler de questions et d’embrassades, malgré notre plaisir de les retrouver.

Après nos premiers échanges, ils m’informent que Géraldine est déjà en train de faire les démarches administratives auprès des autorités maritimes. Je rentre dans l’institution avec ma perruque, et elle met quelques secondes à me reconnaitre. Je voudrais la prendre dans mes bras mais je me rends compte que ses yeux sont rougis, que sa voix tremble légèrement. Elle me sourit et se penche à nouveau sur le document qu’elle est en train de remplir, écrivant d’une main alors que l’autre reste posée sur la table, toute enrubannée, un pansement plaqué le long du pouce. “J’ai voulu arrêter un peu trop vite l’éolienne…”

La coupure est propre et les soins apportés par l’armée à son arrivée lui éviteront un passage par l’hôpital. Incapable de bouger les doigts pendant quelques temps, elle pourra néanmoins reprendre la mer sans avoir à se préoccuper de points de suture ni d’agrafes. La douleur et le choc de la blessure l’ont tout de même atteinte et je sais qu’elle s’en veut, une erreur aussi basique que mettre les doigts dans une hélice n’est pas digne de ma chef de bord. A la façon dont elle se tient, je la vois exprimer une certaine lassitude, une fatigue qui ne vient pas de sa dernière traversée ni de son équipage, mais de la sévérité de la mer elle-même, et l’intensité du voyage. Toujours en route, toujours en charge de nouveaux venus, artistes ou coéquipiers, accaparée par les réparations du navire et la préparation des étapes, rares sont les moments que notre capitaine passe seule avec elle-même, pour elle-même. Cette fois encore, Tortuga n’a pas pu s’amarrer à un ponton, Géraldine et son équipage se retrouvent à faire des aller-retours avec une navette, disponible seulement une fois le matin, une fois le soir. Toute une logistique à suivre, et aucun confort. Il n’y a ni douche ni salle de repos à leur disposition; on les  emmène quémander l’accès aux salles de bain de notre auberge, faisant les yeux doux à la tenancière pour cinq jeunes marins qui viennent de toucher terre.

Ils sont accueillis et l’atmosphère se détend, chacun va pouvoir profiter de l’eau chaude et se reposer un moment, donner des nouvelles à leur famille, boire une bière ou un jus frais; bref, reprendre doucement pied dans ce monde qui a continué à tourner sans eux, à une autre vitesse, à une autre échelle. Comme attendu, leur traversée s’est très bien déroulée. Tous ont trouvé leur place et ont su saisir dans l’horizon ce qu’il avait à offrir. On me rapporte les débats fréquents, menés avec simplicité et respect des prises de parole de chacun, qui ont occupé les journées de ce groupe épris de grandes idées et de discussions. On me raconte aussi les fous rires, et le seul moment d’inquiétude lorsqu’un filet de pêcheur s’est retrouvé pris dans le safran du bateau alors que l’équipage se prenait en photo sur le pont. Déjà en maillot de bain, Géraldine est descendue dans l’eau froide et a libéré la tortue en tirant sur le cordage de la pointe des pieds, elle-même agrippée à la jupe du navire. Tortuga a pu reprendre sa route sous l’oeil suspicieux du pêcheur navigant un peu plus loin, et a rejoint la côte avec seulement un jour de retard malgré le peu de vent rencontré.

 

Assis ensemble dans cette auberge, nous faisons le point sur l’organisation de notre résidence à Arica. Le lieu est réservé, notre association étant accueillie par le centre culturel principal de la ville hybride, en bord de mer, un pied dans le désert, une salle de travail disponible et un écran pour projection. Ce qui manque, ce sont des participants locaux. Stéphane, en charge de la préparation de cette résidence, est parti voyager et n’a pas trouvé le temps ni les moyens de contacter suffisamment d’artistes pour que notre prochain film ne soit pas franco-français. Une telle perspective ne nous enthousiasme pas, mais il est trop tard maintenant pour rattraper le coup et j’en veux à cet ami de ne pas avoir su mieux déléguer ses missions pour qu’on puisse se répartir les demandes auprès des centres culturels et des écoles d’art. C’est un raté qui n’avait pas lieu d’être, mais qui tombe néanmoins à pic car l’annulation de notre résidence permettrait à Géraldine de prendre du repos et de vérifier l’état de Tortuga. Son moteur a recommencé à faire des siennes, s’arrêtant net à l’approche du port et laissant le navire à la dérive plusieurs minutes avant que Géraldine, au téléphone en urgence avec Gilou, parvienne à le remettre d’aplomb et à redémarrer.

Ainsi nous en arrivons à prendre la décision difficile d’annuler notre atelier artistique, sûrs que ça nous permettra d’être mieux préparés pour les suivants. Arica disparait de la carte de nos oeuvres filmiques. On se réconforte avec l’idée de pouvoir profiter pleinement du carnaval et, d’un pas certes déçu, mais enjoué, nous sortons fêter nos retrouvailles dans les rues illuminées de la ville-frontière.

 

Mes compagnons se frayent un chemin dans la foule. Ils se sont répartis en petits groupes, par affinité, par sujet de discussion. Chacun jette un coup d’oeil derrière, devant lui, voir où en sont les autres. Alors que la parade défile, cet équipage se délite, redevient un groupe d’amis en voyage, en vacances, terriens obligés de dormir encore quelques temps au bruit de la houle, en souvenir.

Je vois Julia et Jérémy qui marchent l’un derrière l’autre, les cheveux blancs ébouriffés par le vent, le chapeau de clown tenu d’une main. A quelques mètres d’eux, sur la chaussée transformée en scène, une compagnie péruvienne danse ce qu’on appelle le tinku, nom qui signifie littéralement “le lieu où toutes les différences sont une rencontre”. Les bras en arrière, le corps penché en avant, les danseurs piétinent au rythme des tambours avant de se mettre à tourner tous ensemble, dans un même mouvement, leur affrontement devenant une harmonie de gestes, de sons clamés en coeur à chaque changement de place. Une paix.

Au-dessus de leurs têtes flotte le drapeau de la nation chilienne, immense, planté sur la colline où s’est jouée la dernière bataille de la région lors de la Guerre du Pacifique, au mois de juin 1880. Le Pérou s’étendait alors jusqu’au Nord de Tocopilla, la cité de Jodorowsky étant à cette époque bolivienne, de même que la portion du désert d’Atacama situé entre cette ville et le Nord de Santiago. Le Chili beaucoup plus court. Pour la Bolivie, le désert constituait son accès à la mer. S’y trouvaient les mines de Calama, et ce qui n’était encore que le petit village de San Pedro. Ce n’est qu’après cette guerre que le territoire bolivien s’est vu confiné entre l’Amazonie et le désert de Uyuni, un bout du lac sacré Titicaca et la frontière argentino-brésilienne. Le Pérou a également vu son bras de côte se faire raccourcir jusqu’au coude, la ville de Tacna, en face d’Arica, devenant sa frontière, proche et pourtant séparée du désert d’Atacama. Le pan de terre aride, entre cette frontière nouvelle et la ville péruvienne la plus proche, ne portera plus de nom connu. Le Chili a mangé et l’argent des mines, et la réputation. Ça lui vaudra d’être attaqué en justice par la Bolivie, crevée de haine de ne plus avoir de voie vers l’océan, et d’être toujours en procès à l’heure actuelle, le tribunal international jugeant la requête de son ancien ennemi “recevable”.

Et pourtant. Les voilà qui dansent ensemble, chiliens et boliviens, péruviens et brésiliens. Dans ce lieu où toutes les différences sont une rencontre…

Anciennes frontières

Anciennes frontières

A les regarder faire, le visage magnifique de Julia aspiré par la musique, je me dis que malgré nos soucis il n’est pas possible de ne rien filmer ici. Une ville si visuelle, tenue en tenaille entre deux infinis alors que le carnaval explose, résonne sur l’horizon de sable, de sel. Une histoire si forte, qui réunie soudain malgré eux les trois pays frontaliers, et les nouent dans des pas de danses.

Le soir de ce premier jour de fête, je m’asseois avec Jérémy et Julia un peu à l’écart du groupe, et leur fait part de mon envie de raconter quelques minutes d’Arica. Ce qu’on peut faire, caméra à la main, en seulement trois jours. Jérémy, mieux renseigné que nous sur le passé historique de la ville, nous mentionne immédiatement l’épisode de la bataille du mois de juin 1880, et je commence à réfléchir à une narration fictive qui comprendrait à la fois ce passé guerrier et les festivités actuelles.

Mes camarades ne me suivent pas tout de suite, ils penchent plutôt pour un documentaire pur qui permettrait d’interviewer les participants au défilé et de raconter à travers eux les musiques, les volontés d’entente, ce que représente encore cette ville dans leur imaginaire. Il me semble que c’est un projet à trop grande échelle, et qui aurait du mal à s’imbriquer dans la série des contes du Bato A Film. Pour moi il s’agit avant tout de donner une place à ce lieu dans la constellation de nos films officiels et de nos étapes, en le racontant à travers la magie d’un récit qui soit en rapport avec son patrimoine, sa géographie. Qu’Arica retrouve sa place dans notre carte cinéphile.

Véridique ou non, on tisse un lien entre les souffrances de la Guerre du Pacifique et l’allégresse de ces trois jours de fête. Alors que les journaux étrangers titrent “retour douloureux de la Bolivie à Arica pour le carnaval” et que les ligues nationalistes de la ville enragent, La fuerza del Sol donne un exemple de vie et de convivialité qui rabaisse haines et rancoeurs à l’état d’ombres muettes. Le carnaval acquiert une intensité, une portée symbolique qui surpasse par la musique et la joie les inimitiés issues d’un conflit territorial datant de plus d’un siècle.

On se saisit de ces histoires, passées et présentes, et met en place un parallèle qui me donne une excuse pour filmer le regard de Julia. Notre scénario, écrit d’une traite autour d’un café, fait de notre ange la protagoniste. On la renomme BB, appuyant le côté très américain de cette beauté blanche, et l’utilise comme point d’accroche narratif, son parcours dans la géographie de la ville-déserts racontant une histoire guerrière, tout en douceur. Composé en tryptique, le court métrage montre ainsi la préparation de la guerre, le jour de la bataille et le lendemain de la victoire et de la défaite, uniquement avec des images du carnaval, utilisé comme métaphore mais surtout comme ouverture. Danses et musiques deviennent scènes de combat, l’essayage des costumes une préparation à la prise d’armes. Le passé sert à souligner le présent. Une victoire ancienne, à faire naître un lieu qui transcende les frontières. Une rencontre, pour ce qui aurait pu rester un différent.

Une des traditions principales de la manifestation est d’asperger des pieds à la tête les participants déguisés en arlequin avec de la neige artificielle. ça donne lieu à des scènes incongrues, où des enfants de dix ans se font attaquer par de plus grands, armés de bombones de mousse; où des adultes se font cernés par des gambins qui les poursuivent en hurlant. On jette Julia dans cette guerre blanche, et c’est ma caméra qui manque d’en ressortir vaincue, un des arlequins l’ayant littéralement recouverte de neige chimique alors que je filmais le combat. Un vrai carnage.

Deux jolis arlequins

Deux jolis arlequins

Jérémy au son et moi à l’image, on se démène pour capturer des instants du festival sans faire piquer nos micros avec les fanfares et le bruit constant du vent (presque impossible, on devra redoubler quasiment toutes les scènes), filmer sans que le point ne se perde à chaque changement de rythme, la mise au point placée au plus près des danseurs et les mains crispées sur l’objectif pour tenter de suivre le déplacement des groupes. Une vraie épreuve, qui met à mal notre côté amateur et nous demande d’être le plus prêt, le plus efficace possible. Chaque danse n’a lieu qu’une fois. La lumière change à vue d’oeil alors que le soleil passe du sable à la mer. Il faut aller vite, réussir à cadrer en quelques secondes et mettre en marche les micros en phase avec la caméra, alors que là où l’image est bonne n’est pas forcément là où la musique est la meilleure.

Un casse-tête qui nous ravit, Julia jouant pour la première fois l’actrice et apprenant par la même occasion à faire des prises de son, Jérémy dans son élément de mélomane et moi pour la première fois à l’image d’un film pensé entièrement en prises de vue réelles, sans animation. Géraldine a été claire sur ce point-là, et le reste de l’équipage aussi. La finition du court métrage de Valparaiso passe en priorité sur une oeuvre faite hors résidence, et si nous tenons à filmer quand même Arica, malgré l’absence d’artistes locaux, malgré la rapidité nécessaire de nos choix et l’aspect totalement improvisé de notre scénario et de notre tournage, il n’y aura pas d’aide de la part du reste de l’équipe, occupée à organiser la suite et à réparer le moteur de Tortuga.

Au lieu de prendre ces conditions avec malaise, notre petit trio en fait un défi supplémentaire. Ça tourne entre nous, après nos premières discussions de décapage nous nous sommes parfaitement accordés sur ce que nous voulions dire de cette ville, et comment. Julia et Jérémy m’ont laissée le rôle de réalisatrice et on parvient à s’aiguiller, chacun à notre façon, sur ce qui nous semble le plus adéquat, le plus en accord avec notre idée de départ. Je crois qu’on parvient à se sentir libre dans ce travail, et que malgré l’étrangeté d’un scénario un peu rocambolesque, nous en sommes satisfaits. Nous avons caméra et micros en main, et rien que ce plaisir vaut le temps d’un bon cadrage, une prise dix fois recommencée, un montage fait, défait et refait jusqu’à ce qu’enfin un sens émane de l’enchaînement des plans.

Pour la première fois depuis Buenos Aires, je retrouve le bonheur de filmer et de diriger une actrice selon une trame établie. Julia doit entrer dans la peau d’un personnage créé le matin même, et moi trouver la bonne composition de scène pour donner de la force à son jeu, ses expressions. Etrangement, malgré le plaisir que j’ai à la suivre et à faire naître ensemble cette histoire, je me rends compte que filmer peut aussi nous voler un lieu, nous sortir d’une ambiance. Nous étions venus ici pour fêter en musique le carnaval; nous voilà au travail, concentrés sur la signification de nos choix, la façon dont on peut ou non approcher ceux qui vont apparaitre sur nos images. Le scénario écrit, je n’arrive plus à percevoir les événements extérieurs autrement que sous l’angle que nous nous sommes nous-mêmes choisis. Le cadre du film s’impose à moi et m’empêche de profiter autrement du défilé, du temps qui nous était donné pour découvrir cette ville justement autrement que sous l’oeil de la caméra. Sacrifice étrange de la malléabilité de son propre point de vue, pour prendre celui d’un récit déjà composé.

Tournage

Tournage

Cependant, ce contexte de tournage nous réserve des surprises. Alors que je suis en train de faire une prise dans un parc où se changent des danseurs, l’un d’eux vient à ma rencontre et me demande de but en blanc de l’interviewer pour la télévision. J’essaye de le détromper mais il ne veut rien entendre; c’est presque s’il prend mon trépied et le cale devant lui, l’objectif de mon appareil bien en face de son sourire. Il va ensuite chercher un autre homme, également tout en costume, qu’il me présente comme le chef de sa compagnie. Debout devant ma caméra, il me regarde simplement, et attend mes questions. Coincée mais amusée par la situation, je finis par appuyer sur On et improvise un entretien avec ce grand brun à la peau mate, l’air jeune et doux malgré son costard serré et sa cravate. Il porte en guise de bas une large jupe de métal sertie de perles, et de grandes chaussures à talonnettes. Son masque, qu’il porte dans les bras, représente le visage grimaçant d’un noir qui fume la pipe. C’est une figure commune ici, qui symbolise l’esclave libéré qui profite de la vie et se rit de ses anciens oppresseurs. On la trouve en Argentine et au Brésil, où le commerce d’esclaves a longtemps fait rage.

L’homme que j’interviewe n’est pas chilien mais bolivien, il fait partie de ces groupes venus danser sur leur ancien territoire avec des camarades du Brésil et du Pérou qu’ils retrouvent de carnaval en carnaval, à travers tout le continent. Dans sa main, il tient un instrument improbable: une petite voiture à l’allure chic, taillée dans le bois, qui tourne autour d’un axe et produit un bruit sourd de criquet. Je lui demande quelle est la signification de cet objet et de son costume à cravate. Avec évidence, il me répond que c’est inspiré de l’époque de la mafia, qui est leur préférée et le thème choisi par la compagnie de danse cette année pour les représenter au festival.

Voilà qui me coupe pour ainsi dire le sifflet. J’enregistre ce témoignage imprévu et me mord les joues pour ne pas rire trop effrontément. Au moins n’aurais-je pas emporter ma caméra pour rien ce matin-là, film ou pas film, elle m’a permis une rencontre et c’est bien son premier et principal pouvoir.

Les masques

Les masques et les voitures

Entre les interviewes imprévues et les mauvaises prises, le film s’invente. Rien d’extraordinaire, simplement une courte fable. BB qui traverse le désert, cherchant la mer un ballon à la main. Elle débouche en haut d’une colline, plein océan Pacifique, le regard en avant et le visage filmé en transparence de son ballon. Au loin apparaissent les collines ensablées d’Arica, recouvertes de maisons de pierre, de tôle. C’est tout ce qu’on voulait. Que cette ville apparaisse, et un écho de ses histoires.

Cette production devient le premier film officiel de l’association à ne pas comporter d’animation. Même notre tortue, qu’on cache toujours dans un coin d’image pour amuser le public, demandant au début de chaque projection de chercher la tortue dans chaque court métrage – même ce symbole-là, ne trouve pas sa place. On finira par choisir de ne pas le dessiner mais de l’écrire en énorme au beau milieu du générique, que le jeu continue d’une manière nouvelle.

Géraldine, qui nous a suivi le dernier jour du tournage et qui a été la première à regarder le montage final, est étrangement en accord avec cette absence de dessin. Lorsque nous nous étions retrouvés dans une situation similaire à Récife, nous avions inséré de petites animations dans les images réelles pour permettre au film de rester dans les objectifs assignés par la charte du Bato A Film. Mais ce court métrage-ci n’appelle aucun ajout, sur ce point nous sommes tous d’accord. On a beau se creuser la tête ensemble, on ne voit pas comment y placer des oeuvres graphiques. Aussi on finit par y renoncer simplement, et notre ligne éditoriale s’ouvre soudainement : les films en prises de vue réelle viennent d’entrer dans nos possibilités cinématographiques, bien que l’animation reste notre premier but et moyen de réalisation. Une force pour un projet qui se compose pas à pas, de film en film, et tire sa valeur avant tout de sa capacité à intégrer les apprentissages, les rencontres, les expériences. Je retrouve dans l’acceptation de Géraldine de cette oeuvre à laquelle elle n’a pas voulu participer, et qui n’est même pas dans les clous de son projet, la base de ce qui fait d’elle une bonne chef de bord: son sens de l’écoute, sa flexibilité et surtout son envie de partage, quoi qu’il en coûte.

Alors qu’Arica avait failli être effacée de notre horizon, la voilà qui emplit l’écran. L’échec de notre résidence a laissé place à quelque chose de nouveau, et c’est pour nous une réussite, malgré le dépit de signer une production franco-française pour la troisième fois depuis notre arrivée sur le continent. On fait ce qu’on peut avec le vent, qui tourne et qui baisse, les désistements de dernière minute et les méandres de notre propre organisation, équipe amphibienne qui est rarement sur terre, qui aurait dû partir avec tout un programme calé et se retrouve à lancer en permanence des bouteilles à la mer. Ça nage, mais ça flotte.

Tournage

Tournage

On se lance à plusieurs dans la préparation de l’atelier artistique de Lima, se jurant qu’il sera à la hauteur de nos attentes cette fois. Tortuga toutes voiles dehors, ça vogue, ça file. La capitale péruvienne va nous ouvrir ses portes et bientôt, il n’y aura plus qu’à écrire une nouvelle histoire, un nouveau conte du patrimoine, pour qu’un film puisse se faire. Sans inquiétude. A mains blanches, mains brunes.

On en est encore à rêver du Pérou.

Passer la frontière.

S’extraire, vent et chaleur, du Chili. On continue entre deux déserts, dans cet autre pays, nouveau rêve, nouvelle aventure.

La petite ville de Tacna, où pour moins cher vont manger les Chiliens, vont se faire soigner les dents. Puis Arequipa. On monte d’un coup, s’éloigne de la mer.

Plein Nord, plein Est. De l’autre côté d’une autre frontière.

Un autre nom, qui m’a fait hisser les voiles. Pour toucher terre, en haut des montagnes.

Le grand vert.

Saison des pluies.

A l'Est

A l’Est

Déserts

D’un côté la mer, de l’autre la roche. Depuis Santiago a commencé cet autre type d’infini, chaud et sec, l’horizon sculpté de dunes et de pierres meubles. Un bus avale pour nous tout ce paysage, tout ce dédale de routes caillouteuses. L’asphalte couvert de poussière, d’embruns. Une route entre deux déserts.

Enfoncés dans nos sièges, le regard alourdi par les heures passées dans cet enclos à roulettes qui file plein Nord, Jérémy, Julia et moi admirons le Pacifique répondre à Atacama. Les méandres de sable laissent apparaître les vagues, la fraicheur. Un virage vers le solide, un autre plein liquide. On tomberait d’un côté ou de l’autre, que ce serait toujours dans le rien. Le Chili oublie la verte pampa, le mordoré de la steppe pour n’être plus que pierre et eau. Tout un tiers du pays passe sous nos roues, mais où aurions-nous pu faire escale ?

Nous avons pensé à San Pedro, la “ville blanche” d’Atacama, et y avons renoncé malgré l’envie de voir le ciel le plus limpide du monde. On se donnera quelques jours dans une vallée un peu en avant du désert, pour respirer une dernière fois le vert pétant des vignes à pisco avant de s’engager dans le sable. Vicuna est un petit paradis, pas encore blanche de touristes, plus douce, plus vraie que ce San Pedro que tout le monde va voir mais qui fait peur, n’existe pas.

J’y croise pour la première fois la culture andine. Cette lenteur qui vient des montagnes, le soleil de plein fouet et les petits fruits de cactus, adoucis au sucre. On croit aux étoiles, à la pachamama et à tous les onguents, toutes les plantes qui poussent au sol par volonté du ciel. Des OVNI, dit-on, traversent régulièrement les nuages, de nuit comme de jour, attirés par la forte proportion de minéraux dans les collines – ou par le pisco?

Vicuna, vallée de l'Elki

Vicuna, vallée de l’Elki

On passe Atacama. Une pensée pour Guzman et sa Nostalgie de la lumière. Le premier volet du Bouton de nacre fut ma toute première expérience du Chili, depuis un canapé parisien, et je ne pensais pas pouvoir traverser ce pays sans aller saluer ce souvenir. Il aurait fallu plus de temps, pour éviter San Pedro et prendre quelque chemin de traverse, moins touristique. Mais Tortuga file, côté Pacifique, et il nous faut manger le désert pour rejoindre la toute dernière ville, Arica la frontière, Arica dernier passage.

Ainsi j’aurais vu, depuis Puerto Williams, toute cette étendue de terre se dérouler sous nos pas, nos roues, nos voiles. Le Chili de bout en bout, va se finir dans la joie d’un carnaval. Février à l’approche, l’Amérique du Sud se met en liesse, les yeux tournés vers Rio de Janeiro et son défilé de maîtres. Arica offre, après la capitale brésilienne, le deuxième plus grand festival du continent, et nous avons hâte.

Mais encore quelques kilomètres. Tocopilla, éventrée par la route, s’ouvre devant nous. Nous sortons un instant de notre torpeur. Ce nom, inscrit sur les cartes comme une des principales villes du Nord malgré sa misère, malgré son visage de port industriel et laid, perdu en pleins déserts sans que personne ne désire y mettre pied, solitude des pétroliers et bateaux de pêche, solitude des maisons de terre bâties sur la roche, une femme qui passe et traverse un néant – ce nom-là, Tocopilla, nous a fait venir ici comme celui d’Atacama. Je scrute par la fenêtre alors que le bus avance et, le temps d’une seconde, aperçois le ponton où se terminent les derniers plans de La dansa de la realidad, le fils de Jodorowsky prenant le large dans une petite barque de couleur vers un nouvel avenir, loin de sa famille et de sa ville natale. Cette image nous a porté, Géraldine et moi, alors que Tortuga n’était encore qu’une coquille verte tachée de rouille. Rejoindre la ville du cinéaste, chantre de la poésie et de la vie intense, vie guerrière d’un art sans mesure ni compromis. Simplement pour voir ce ponton, qui a croisé tant de fois nos séances cinéphiles, de La dansa à Poesia sin Fin.

Je garde cette vision pour la raconter à ma capitaine, sûre qu’elle suit le dépassement de ce port depuis l’écran de bord, de son côté du monde.

Sur le ponton de Tocopilla, lors du tournage de "La Dansa de la Realidad"

Sur le ponton de Tocopilla, lors du tournage de « La Dansa de la Realidad »

En mettant derrière nous ces deux points géographiques, ces deux oeuvres de cinéma, l’infini vertical du ciel de Guzman et celui, horizontal, de la ville portuaire de Jodorowsky, c’est aussi un certain voyage qui s’achève. Ce voyage qui commence dans l’intimité de son salon ou l’espace partagé d’une salle de cinéma, lorsque l’écran donne soudai accès à un lieu, un monde, et que celui-ci apparaît là, si proche qu’il suffit de garder les yeux bien ouverts pour pouvoir y être.

Combien d’aventures sont nées au fond d’un canapé ? Les films sont moteurs d’une volonté de voir, de sentir par soi-même cet air qu’on nous montre. Ils pétrissent les rêves et l’imagination mieux que n’importe quel témoignage, parce qu’ils sont déjà récits, et que nous les vivons pleinement. On ne s’arrête pas à Tocopilla; on en connaît presque chaque rue. L’intérieur de la boutique du père de Jodorowsky, avec son comptoir de bois et ses étagères, ses deux chambres aux larges fenêtres. Combien de spectateurs connaissent et rêvent Paris mieux que ses habitants? New York? De bien des façons, le cinéma nous a donné l’Amérique Latine avant la mer. Atacama et Tocopilla étaient les capitales de ce voyage fantasmé à 24 images/seconde. Les voilà derrière nous et plus nous montons vers le Nord, plus me gagne le sentiment qu’un nouveau périple se prépare.

Car reposent enfin derrière nous nos premiers jalons, nos premiers buts. Valparaiso et le reste. Le Cap Horn. Beagle et Magellan.

En nous, à nouveau, l’inconnu peut frapper. Coeur ouvert. Yeux ouverts.

Et la proue en avant.

Ville entre déserts

Ville entre déserts