Arrivée à La Rochelle

Nous sommes arrivés à La Rochelle entre deux orages. On les voit devant, derrière. Tortuga se faufile sur un rayon de soleil, des moutons roses au plafond et le vert pétant d’une mer qui s’apaise. Je dormais dans ma cabine – ma grotte, mon nid, trou d’1m90 creusé dans l’arrière tribord du rafiot pour accueillir ronflements et roulades, pas de toile antiroulis mais les coussins du carré chapardés pour faire tampon entre le bois et les os. Un puits noir dans la clarté constante d’un habitacle parsemé de fenêtres. C’est mon lieu d’isolement, de replis ; j’en sors à quatre pattes comme du ventre d’une femme, un réveil comme une naissance.

Je dormais dans ma cabine donc, quand j’ai entendu Rémy descendre du pont et traverser le carré. Il se penche sur Géraldine endormie, et la prévient d’un orage qui s’approche. Quelques milles encore, et il faudra affaler toutes les voiles, se réfugier dans la tortue, à un mètre les uns des autres, et croire que ce n’est pas grave.

Notre capitaine sort évaluer vents et distances. Je les ai vus, les éclairs, lorsque j’étais de quart trois heures plus tôt. Ils étaient déjà là, au loin, mauvaises taches sur le tapis d’étoiles que découpait lentement notre grand voile. Rémy et moi nous avions navigué le nez en l’air. Repères étincelants pour mener petite barque. L’océan répond par mimétisme, les vagues bousculent le plancton fluorescent et derrière Tortuga ondule une traîne de mariée. Voie lactée en miroir, du noir au noir, du vide aux profondeurs. L’espace coule ou scintille. Lorsque c’est à mon tour de prendre la barre, Rémy s’allonge sur le banc du cockpit et se tait.

Décision est prise de ralentir : nous allons suivre le tonnerre sans s’y mêler et, si la tortue se croyait lièvre, nous ferions simplement demi-tour, quitte à prendre un mouillage sur la côte et se cacher un moment du grain. Mais Tortuga avance à son rythme, nous restons en retrait et laissons s’éloigner les flashs de lumière et la crainte d’une mauvaise nuit.

Géraldine est repartie se coucher, j’ai mis mon cirée. Je regarde Rémy qui tient à nouveau la barre sur le pont et décide de ne pas sortir. Je reste dans la descente et fait mine de m’intéresser à la navigation. Lorsqu’il me le demande j’allume l’écran de l’ordinateur et le laisse regarder où nous en sommes de notre arrivée. Les tours du vieux port se dessinent sur la carte, nous serons à La Rochelle avant l’ouverture de l’écluse et il faudra attendre une petite heure au port des Minimes avant de rejoindre le ponton d’honneur en centre-ville. Tortuga perdue entre quatre mille autres navires.

L’équipage s’éveille et bientôt la bande des cinq est sur le pont, appareils photos à la main et œufs brouillés dans l’assiette. La Rochelle est frappée de lumière et cernée de pluie. On ne sait pas si on va s’amarrer dans la grisaille ou sous un grand soleil. Mais on va s’amarrer, et j’en reste prostrée dans une sorte de mauvaise humeur, un tremblement dans les paumes. Quelques minutes encore et ce sera la première rupture. Un an de voyage et près de quinze équipages, est-ce qu’il faudra ternir un peu à chaque fois ?

Que l’orage revienne. La Rochelle peut attendre encore que l’amitié perdure.

Arrivée à La Rochelle

Arrivée à La Rochelle

Je ne sais plus ce qui nous pressait tant, mais La Rochelle s’en rappelle et se rapproche à grands pas. Je finis par lâcher prise et rejoins l’enthousiasme de mes camarades. Il est étrange de voir quelqu’un matérialiser son rêve et le tenir soudain à pleines mains ; Géraldine est sur le pont et regarde son navire passer la digue d’une ville qui l’habite depuis toujours. La Rochelle, c’est « là que j’ai chopé le virus » dira-t-elle. C’est le port de départ de Damien, décrit par Gérard Janichon dans son récit Damien autour du monde, un livre qui nous a fait quitter la Bretagne Nord pour signer le début du Bato A Film précisément ici, en hommage. L’ouvrage prend une bonne place dans notre petite bibliothèque, c’est une pierre fondatrice d’un projet qui est né par et pour les livres, les rêves, la poésie. Nous commençons par boucler une boucle.

Arrivés au port des Minimes, l’équipage implose. Rémy et Stéphane font leurs sacs, Géraldine est accrochée au téléphone, Arnaud attend sur le pont que quelque chose se décide et je pars en reconnaissance à la capitainerie. Le mal de terre est terrible. Quatre jours en mer, ça vous transforme du béton en tapis flottant. On titube et zigzague jusqu’aux douches. L’eau chaude achève un retour à la normale – on réalise dans la vapeur que nous avons quitté la mer. Je ferme les yeux pour tanguer encore dans la moiteur. Vivre en quart c’est pire que vivre en vacances : ce ne sont plus seulement les jours qui disparaissent, mais les heures. La succession de nos camarades à la barre fait office d’aiguille. Le cockpit devient horloge, nous nous y succédons comme les chiffres d’une montre humaine, qui bat sa propre mesure, son tempo. Il y a l’heure Stéphane, où il pleut si régulièrement que ça en devient une blague ; l’heure Rémy, où on a une chance d’avoir un bon repas dans la cocotte ; l’heure Géraldine, où on peut dormir et lire tranquilles parce qu’elle fait corps avec les vagues et que Tortuga fend enfin la houle; l’heure Arnaud, où on ne s’inquiète plus de rien.

Maintenant nous revenons au temps habituel des montres de tissu. Une douche rapide et nous larguons à nouveau les amarres pour rentrer cette fois dans le vieux port de La Rochelle. Géraldine brille à la barre. Au moment de passer l’écluse, deux hommes lèvent la main et nous saluent. Tortuga est accueillie par l’éclusier en personne, ainsi que par le directeur du Yacht Club Classique, Bernard Ballanger. Ils nous guident jusqu’au ponton Georges Simenon, entre un catamaran motorisé de 5 mètres de haut et une magnifique goélette noire.

Au moment de sauter pour mettre l’amarre, Tortuga s’éloigne légèrement du quai et j’ai un moment d’hésitation. Bernard me prend l’aussière et va nouer la garde arrière. Le bateau ficelé, je vais lui serrer la main. Il plante ses yeux dans les miens et me pointe du doigt : « Tu connais la mer ? » Heu… suis mousse… « Parce que moi je change de langage, entre ceux qui sont marins et ceux qui ne le sont pas ».

Sourire en coin. Nous voilà entre initiés. Il va falloir mener son chemin entre les visages marqués par les embruns et les yeux baignés d’horizon.

Le Yacht Club Classique accueille dans ses locaux notre première résidence artistique. C’est une petite bâtisse blanche, au jardin accueillant au fond duquel s’élèvent les murs d’une ancienne chapelle. Au petit bar tenu par une blonde pétulante du nom de Marjory sont accoudés une bande de marins rochelais. Un type au pull noir Sea Shepherd, une boucle drapeau pirate à l’oreille droite. Sur les murs et les tables, on trouve différents trophées de régates et de traversées. Des winchs et des taquets couleur dorée, les noms des courses et des vainqueurs gravés dans le verre qui les soutient. On tâtonne là-dedans, étrangers encore à cette atmosphère. Un accueil princier pour une petite tortue verte.

Demain arriveront les artistes invités de la première résidence. La deuxième moitié du coeur Bato A Film va commencer à battre, la navigation laissant place à la création.

On fête la fin des vacances à La Belle du Gabut, un bar à ciel ouvert qui se tient entre des friches, juste en face du ponton d’honneur où va dormir un peu Tortuga – The Place To Be.

Notre équipage s’est dissout, on s’est quittés en se serrant fort dans les bras et en se disant à la revoyure.

Et nous sommes prêts pour cette nouvelle aventure. 

La Rochelle, par Eloise Bernier

La Rochelle, par Eloise Bernier