Charlotte

Carthagène la Bombe

A la sortie du Canal se trouve une marina isolée, nichée dans la mangrove. Elle est à plusieurs kilomètres de Colon, la ville la plus proche, mais souffre avec elle d’une réputation néfaste. L’une est une cité connue pour sa criminalité et sa pauvreté, l’argent ramassé par le Canal ne passant jamais ses portes bien qu’elle soit le pendant de Panama Ciudad sur la côte atlantique; l’autre est un des Yacht Club les plus chers du pays, une ancienne base américaine qui n’a préservé de son ancien luxe qu’une piscine et un restaurant, murs blancs, cernés d’arbres. Deux versants d’un même extrême, dont aucun nous rassure. On se rend malgré tout à cette marina pour débarquer Polo, dont le voyage à nos côtés s’achève, et effectuer les démarches de sortie du pays.

Je crois que je me souviendrai longtemps de notre entrée dans ce lieu. On navigue d’abord une heure vers le Nord, puis commence notre approche de la côte. Alors qu’on se dirige vers le Yacht Club, nommé Shelter Bay, apparaissent autour de nous des épaves de tankers. Certains sont retournés et on ne voit affleurer que la ligne épaisse de leur ventre immense, pan de rouille flottant au-dessus des eaux près de la rive. D’autres sont penchés sur le côté, comme endormis sur une épaule invisible, et continuent d’être submergés par les marées, les mouvements de lune. La berge est une forêt sans interstice, sans air. L’étroit chenal qui mène jusqu’au Yacht Club y tranche comme un tunnel. On s’y engouffre, Géraldine les yeux braqués sur le profondimètre, Paul à l’étrave pour guetter le fond. En quelques secondes, on passe de 10 à 5, 3, 2 mètres. Marche arrière. On appelle à la radio et l’agent de la capitainerie nous assure que ça passe. On recommence, lentement.
Entre les arbres, posées sur la mangrove ou la pelouse du port, des épaves de voiliers s’acharnent également à mourir. Géraldine ne s’en préoccupe pas; j’en suis troublée. Leurs voiles pendent, lambeaux d’anciens porte-vents, drapeaux de voyage définitivement terminés. Les coques trouées semblent grincer en silence, pour toujours immobiles. Et tout autour, la forêt tropicale, plus luxuriante que l’Amazonie, plus étouffante et comme plus jeune, plus verte. Une végétation qui se nourrit directement de la mer, des orages.
Ce port donne la sensation d’être ancré sur un cimetière où règne une vie nouvelle et sauvage. Même les catways bien alignés à l’européenne ne gagnent pas contre cette atmosphère mystique et mortuaire. Une piscine, un restaurant-hôtel de deux étages, perdus là, moins réels qu’un mirage. Bâti sur un passé irrémédiablement révolu, le luxe se pare d’une pellicule grave et sinistre indémodable. Malgré ceux qui les habitent encore, ces bâtiments ne parviennent pas même à contraster avec ceux, innombrables, qui les entourent en silence. Anciennes casernes militaires, vieux hôtels aux portes encore grandes ouvertes, une église où trainent quelques pages arrachées du Nouveau Testament : la nature reconquière, au gré du temps, ces territoires. On se balade sur les routes comme sur des sentiers, entre deux écrans d’arbres. Le hurlement des singes, malgré le béton, me glace.

Mâts et palmiers

Mâts et palmiers

Géraldine et Paul s’échappent quelques heures, les pieds dans la boue, les cheveux inondés d’une pluie qui, plusieurs fois par jour, habille le ciel et la terre d’un torrent uniforme. Je reste à travailler dans le cocon du lounge américain, Jérémy et Polo dans l’eau d’une piscine froide, Edgar jamais loin. Ce lieu m’hypnotise; on tente de le fuir mais il nous retient prisonniers trois jours entiers dans son écrin gris vert. Nous avions été étonnés à la capitainerie de Balboa que les démarches d’entrée soient si rapides et faciles; on comprend maintenant pourquoi : nous avons été considérés comme en transit et non en séjour. Il nous manque plusieurs papiers de la douane et de l’administration portuaire, si bien que nous nous retrouvons involontairement dans une situation illégale, qui nous cloue à terre.
Géraldine oeuvre seule à rétablir ces erreurs, elle discute avec plusieurs employés du Club jusqu’à rencontrer un agent qui lui dira bien vouloir l’aider “pour ses beaux yeux”. Avoir une femme pour capitaine peut être un inconvénient, Lima nous l’a prouvé, mais aussi un avantage. En fonction du cliché, du désir qui règne. Cet homme, un Panaméen aux longues rastas noires, nous demande une certaine somme pour accélérer la procédure et nous permettre de partir sous quarante-huit heures. On va fouiller nos fonds de sac, n’ayant pas accès à une banque, et lui amène un petit tas de billets, deux cent dollars, qu’il empoche avant de partir régler notre affaire.
Il nous prévient de la magouille : puisque nous sommes en transit, nous n’avons passé que quelques jours au Panama, et seulement à Shelter Bay. Officiellement, nous ne sommes jamais allés à la marina de Balboa, ni à Panama Ciudad. Autrement dit : Tortuga n’a jamais traversé, ni même approché le Canal. Notre voyage en Pacifique et les écluses, passés sous silence. Le navire est partie d’Equateur et pouf, est apparu de l’autre côté…
Sans aucun doute, cette marina est magique.

 

Avant de recevoir enfin le coup de tampon qui nous rendra libres, sonnant à nos oreilles tel le marteau d’un juge, Géraldine terrifiée d’avoir eu à mentir à une agent des douanes en face à face et nous soulagés qu’elle y soit parvenue, nous nous asseyons un instant au bout d’un de ces cateways qui nous manquaient tant. A côté de nous, un navire nommé “Inch’allah”. On le prend comme fond de toile à cet instant, ma capitaine et moi, et nous nous demandons ce qui peut bien se passer, à Carthagène ou au large, pour que le hasard veuille à ce point retarder notre départ. La Colombie est pourtant un des pays que nous attendions le plus et chaque jour ici est un jour en moins là bas. On s’inquiète du temps que nous allons avoir pour faire à nouveau des courses, de l’eau et du gasoil pour la traversée suivante. On doit en plus sortir le bateau avant la Transatlantique pour refaire l’antifouling, ce qui implique de trouver un chantier pouvant prendre en charge Tortuga de façon sûre et efficace. Sans bien sûr parler de notre atelier, dont la possibilité d’existence est chaque jour un peu plus remise en cause.
Pour finir nous apprenons que notre contact à Carthagène, un homme du nom d’Alvaro rencontré au Salon Nautique par l’intermédiaire de Paul, est en fait en voyage aux Canaries et que rien n’est organisé pour notre venue hormis une place dans la marina El Manzanillo, gérée par sa famille. Andrès et Alejandro, arrivés depuis quelques semaines en Colombie, ont retrouvé Julia à Carthagène et ont subi comme nous cette mauvaise nouvelle. On leur envoie le pré-scénario rédigé et tous les contacts culturels que Géraldine et Paul ont pu réunir. Hors de question de renoncer à notre atelier colombien alors que celui de Panama a été annulé : à eux trois, ils prennent les choses en main malgré le manque cruel de temps et se mettent en recherche d’une salle de travail, de participants et d’un lieu de projection. Nous serons obligés de larguer les amarres sans savoir si leurs missions vont aboutir ou non, et sans plus pouvoir les aider. Je suis malgré tout assez enthousiaste de la situation : Andrès a été nommé réalisateur de ce film et j’ai hâte de suivre sa méthode de travail, lui qui nous a transmis ses techniques pour élaborer un storyboard en collectif et établir une atmosphère de groupe à la fois agréable et productive. Car quoi qu’il arrive, film il y aura, même si ça doit être un nouvel Arica en prises de vue réelle, un timelaps de photos accompagné d’une voix-off, une série de micro-trottoirs ou un nouvelle forme que nous ne connaissons pas encore : Carthagène des Indes sera dans la boîte, coûte que coûte.

Une route à Shelter Bay

Une route à Shelter Bay

Aussi part-on malgré tout le coeur tranquille. Le délai imposé par les méandres de l’administration a laissé place à une fenêtre météo inespérée : le vent a chuté, nous allons pouvoir rejoindre la Colombie en douceur plutôt qu’au près dans des rafales, des prévisions très rares pour cette zone. Edgar et Géraldine ont du mal à y croire, et pourtant notre navigation, cinq jours à peine, se déroule effectivement comme annoncée : le temps, un peu fort les premières heures, le pauvre Jérémy vite vaincu par le mal de mer, s’apaise dès la première journée. J’arrive à maintenir les nausées à distance en chantant le thème de Pirates des Caraïbes, debout à la barre, accompagnée à la guitare par Edgar.

Paul, qui attendait désespérément de pouvoir partir en mer après l’attente à Balboa et Shelter Bay, est comme un poisson dans l’eau. Il me rappelle l’aisance décontractée de notre chef mécano Thibault, toujours en short et souvent la clope au bec, maniant le gouvernail comme s’il avait fait ça toute sa vie. Il apprend vite à tenir le livre de bord et à comprendre les allures, et au bout d’un ou deux jours devient parfaitement autonome. Edgar et lui seront presque déçus du calme de cette navigation, attendant plus de la mer et des orages, alors que Géraldine et moi profitons d’un repos qui ne sera certainement plus rare en Transatlantique.

Nous arrivons finalement à Carthagène des Indes un mardi matin, avec départ prévu le samedi suivant. La première journée est consacrée à Tortuga et sur ce point nous sommes accueillis avec une excellente surprise : la marina où on s’amarre possède un chantier où se trouve tout le matériel nécessaire pour sortir le bateau de l’eau, refaire l’antifouling, changer les anodes, vérifier les haubans et réparer le génois qui a fini la traversée avec un morceau de scotch sur une partie de sa base, déchirée sur plusieurs centimètres. Géraldine discute avec le propriétaire, un marin sympathique nommé Maurice, et celui-ci se met immédiatement en mouvement pour nous aider et nous permettre de tenir nos délais impossibles. A peine quelques heures après notre arrivée, Tortuga est déjà la coque à l’air, le safran et la quille soudain à nues. Je ne l’avais pas vu comme ça depuis le chantier de Paimpol, il y a plus d’un an. On passe en-dessous et touche de la main cette partie intime de notre navire, d’habitude invisible et inaccessible. La carapace a bien rouillé depuis notre départ, certains pans de peinture se détachent d’une pression d’ongle. Ces reflets cuivrés ont d’ailleurs commencé à saupoudrer nos vêtements; nous avons tenté de les faire disparaitre en frottant et râlant fort, puis on a accepté de se vêtir à l’unisson avec notre espace, quitte à faire quelques sacrifices. Ces tissus, comme le temps qui les marque, sont irrécupérables : ce seront des souvenirs.

Les anodes, sorte de pierres de métal qui empêchent la coque d’être mangée par l’électrolyse, sont inspectées et remplacées. On enlève une partie des haubans, le pataras et le bas étai, ce que je croyais impossible, et le mât se retrouve comme en équilibre, piquet fragile planté au milieu du pont, démuni sans sa toile de fils et de cordages. Géraldine suit ces changements dans son territoire depuis le sol, les yeux levés et inquiets, puis saisit une échelle, la cale sur la jupe de la Tortue, et remonte à bord.

Géraldine et Tortuga, hors de l'eau

Géraldine et Tortuga, hors de l’eau

Alors que le soleil décline, nous prenons chacun un petit sac d’affaires et, pour la première fois depuis le départ, l’équipage entier quitte le navire, confié à d’autres mains, pour résider à terre. Nous prenons un taxi pour le centre ville de Carthagène des Indes. A peine arrivés dans une de ses rues principales, nous croisons à quelques minutes d’intervalle Andrès, Alejandro, Julia et une jeune femme du nom de Valérie, qui nous avait déjà aidé en France à chercher des sponsors et à préparer le projet. Alors soudain, par la présence des nôtres plus que par le sol sous nous pieds, nous nous sentons vraiment arrivés, et accueillis.

Panama se termine et la Colombie commence. On répartit nos sacs sur les lits disponibles d’une auberge, et ressort immédiatement découvrir cette nouvelle capitale, notre petit groupe devenu une sacrée bande. Cette rencontre débute de nuit; elle se renouvellera toute la petite semaine que notre aventure nous permettra de passer ici. On vit au coeur de Carthagène, entre ses murailles ou en bordure, et profite de la frénésie des nuits pour voir parfois naitre les premières lueurs du jour au son de salsas ou de champetas, musique locale aux rythmes afros. Ce centre ville semble tiré d’un livre; non pas tel que les écrit Gabriel Garcia Marquez – “Gabo” pour ses compatriotes -, subtils et tout en filigrane, en touches de mystère et de magie, mais plutôt dans le style d’un conte féérique moderne, rose et parfumé et pourtant décalé, en déséquilibre. Chaque ruelle est une peinture. Une maison pour une couleur, teinte pastel ou aplat vif, et toujours, découpés dans un mur, ces balcons aux barreaux de bois sculptés qui ont fait la célébrité de la ville, son plus grand charme. Des arbres sont plantés au pied des façades, ils longent la pierre pour finalement exploser au bord des fenêtres, des fleurs plus grosses qu’un poing ponctuant le décor de généreux bouquets rouges, jaunes ou violets. L’air semble ainsi échapper à la pollution ambiante, moins grâce au parfum qu’à l’amplitude de ces fleurs. Elles y prennent tout l’espace.

Les femmes se baladent dans cette boite à bijoux comme une série de perles, toutes plus éclatantes les unes que les autres. Les Colombiennes mettent la barre très haut; les touristes tentent de suivre. Les premières jouent le règne de la peau nue, les secondes se parent de tissus nobles, signés d’un bracelet ou d’une paire de boucles d’oreilles. Baskets et casquettes ne semblent pas autorisées à passer ces murailles, imprégnées d’un aura qui les dépasse. Sur la place centrale, de l’autre côté des portes, des calèches attendent. On y voit des Blancs, mais aussi toute une population glamour venue du continent. 

Jamais une cité sud-américaine ne m’a autant rappelé l’Europe et sa collection de “centres historiques”. Comme certains des nôtres, ce centre ville est vendu aux touristes avec une violence toute particulière. D’abord ghetto dépourvu de la nouveauté des tours et des constructions modernes, ses magnifiques demeures en ruines ou décrépies, cette ville dans la ville a pris petit à petit un essor porté par l’argument de l’héritage culturel et architecturale. C’est une mise en valeur du patrimoine qui a souvent pour conséquence de mettre sur le banc de touche les résidents actuels, les privant d’infrastructures utilitaires pour développer boutiques, hôtels et cafés dont les prix les excluent de fait. Ils s’adressent en priorité aux étrangers, répondant à une certaine catégorie de leurs désirs et de leur imaginaire et, évidemment, aux possibles de leurs portes- feuilles.

Dans le même esprit, certaines princesses déambulant dans les rues s’arrêtent sur la place à une certaine heure. Elles se mettent en ligne, presque distraitement, et attendent, seules ou en groupe. Des hommes passent, s’approchent, en enlèvent une dans un mauvais carrosse ou reculent, recommencent. Un autre bal, qui rappelle dans l’ombre les anciennes files qui se tenaient sur cette même place, il y a plus d’un siècle. La Colombie, irriguée par l’Afrique, a aujourd’hui deux coeurs, deux teintes, dans un même dégradé. Alors que ce mélange est né dans l’horreur et la honte, il continue dans la joie et la musique. Alors que la complexité de l’Amérique Latine reste insaisissable, s’ajoute encore l’épaisseur des Caraïbes. En un an ici, nous n’aurons pas pu cerner tous les visages, toutes les humeurs d’un continent irrémédiablement disparate. Il y a pourtant un son, boléro ou salsa, qui résonne dans tout ce territoire. L’oreille, toujours attentive, perçoit maintenant des notes de zumba.

Assis ensemble à la terrasse d’un bar lors de cette première nuit de retrouvailles, Géraldine et moi écoutons Andrès et Julia nous faire un récapitulatif des avancées qui ont pu être faites concernant la résidence. Celle-ci a finalement commencé le jour même, soit avec quarante-huit heures de retard. Ça ne semble pas grand-chose, mais quand le temps de production est limité à cinq jours, c’est presque déjà le début de la fin. A écouter nos compagnons, rien n’a été facile, et beaucoup reste à faire. Julia a suivi la piste d’Alvaro pour rencontrer sa soeur Diana, qui préside une association oeuvrant pour le nettoyage des côtes de Carthagène et d’une île qui se situe juste en face de la capitale, Tierra Bomba. N’étant pas au courant du projet, elle a sauté en marche dans notre train et a mis immédiatement Julia en contact avec une enseignante de l’Ecole des Beaux Arts, située dans la rue principale du centre ville. Andrès, Alejandro et Julia ont rencontré ce professeur, Maria, et ont pu présenter le projet à une partie de ses élèves. Un pré-scénario a été établi avec eux en une journée, et l’idée est de les retrouver le lendemain pour faire le storyboard, la liste des oeuvres à produire et commencer le travail.

En parallèle, Diana a proposé à l’équipe d’organiser une visite à Tierra Bomba, de sorte à ce que les participants et les touristes que nous sommes puissent découvrir une autre réalité de Carthagène, et la retranscrire dans notre histoire. Celle-ci met en scène un poisson qui se fait attraper d’abord par un filet de pêcheurs espagnols, puis afro-latino-américains, pour finalement être libérés par des mains de couleurs de peau différentes. Andrès et Ale ont proposé ce récit après avoir consulté Maria et Diana sur ce qu’elles aimeraient raconter de leur région, et nous l’acceptons, reléguant au placard nos deux pré-scénarios. Malgré tout, je me permets de suggérer d’orienter la production d’images vers la prise de vue réelle pour palier au manque de temps et d’artistes. Julia nous apprend alors qu’un jeune groupe de Rap, les Familia Delta 9, ont suivi la première journée de travail et qu’il serait possible de leur proposer de faire un clip de l’une de leur chanson. C’est une idée qui me séduit, d’abord parce qu’elle implique de collaborer avec des jeunes qui pratiquent cette musique si particulière, agressive car exutoire, dont les paroles sont souvent politisées et témoignent du ressenti d’une génération; un son qui se veut avant tout témoignage. Ensuite parce que réaliser un clip en animation, même si on mêle le dessin à la prise de vue, est un nouvel exercice intéressant, qui pourrait faire varier nos formats.

Je le propose à Géraldine et Andrès et, à cet instant là, entre dans ce que j’appelle le puits infini des quiproquos bien intentionnés. A la fin de cette réunion nocturne, tout le monde se lève de sa chaise avec une idée différente de ce qui doit être fait, de comment ça doit être fait, et de qui doit le faire. Ce processus quasi-magique, car invisible et presque invincible une fois qu’il a pris de l’ampleur, se répand dans notre équipe sans qu’on s’en aperçoive. Dès le lendemain, alors qu’Andrès mène d’une main de maitre le début de l’atelier au sein de la classe de Maria et que Géraldine s’éclipse pour s’occuper du navire, je me retrouve perdue quant à ce que je suis censée apporter à cette résidence, ainsi que vis-à-vis de l’oeuvre même que nous tentons de produire. L’idée de clip est mise de côté, on reprend celle du scénario des élèves, demandant aux “FD9” de composer une chanson d’après ce scénario plutôt que de réaliser les images d’une de leur musique déjà existante. On aimerait malgré tout qu’il y est une danseuse, on en trouve une, elle vient avec nous le jour suivant sur Tierra Bomba et on la filme improviser des pas de Hip-Hop sur d’autres rythmes puisque nous n’avons pas encore celui de nos chanteurs. Des dessinateurs, élèves des Beaux-Arts ou professionnels, se mettent à peindre des poissons, des navires, des filets… Bien qu’on leur ait expliqué comment fonctionne l’animation, la plupart nous ramène des oeuvres, très belles, où les éléments ne sont pas séparés et donc inanimables. Valérie et Paul, qui sont également là pour le film, font bonne figure malgré le chaos manifeste de cette organisation de dernière minute, tirée dans tous les sens par diverses envies, diverses bonnes intentions, divers malentendus.

Un joyeux carnaval, qui nous fait perdre pied. En trois jours, les événements qui s’enchaînent sont si variés et si denses que nous avons la sensation d’être là depuis des semaines. J’en garde comme des flash, certains instants étant très clairs dans ma mémoire quand les autres semblent emmêlés les uns dans les autres. D’abord la vie extraordinaire de l’Ecole des Beaux Arts, une cour aux miracles où chaque banc, chaque recoin est habité par des groupes de jeunes gens pratiquant la contrebasse, la flûte, la peinture à huile sur un canevas appuyé au mur ou directement à plat sur le sol, la photographie argentique – ce “clic” de l’appareil reconnaissable entre tous -, le pastel gras ou le fusain, doigts noirs, le chant, tous en cercle et une demoiselle qui donne le La; et cette architecture de pierre inimitable, sans âge, qui transforme toute scène en un extrait de conte ou de roman.

Ensuite, le choc de Tierra Bomba : on prend une navette à moteur, longe la côte écrasée de tours d’immeubles de Carthagène – le nouveau centre ville pour les ceux qui veulent autre chose que des boutiques et des cafés -, traverse en quelques minutes et accoste une terre jonchée de détritus, où nous accueillent des enfants et quelques chiens. Diana et les autres membres de la Fondation Bahia mènent la visite. Maisons de parpaings, posées sur un sol de terre ou de sable. De grandes fresques, peintes par les élèves de Maria il y a quelques années pour sensibiliser la population à la beauté de la vie sous-marine, représentent des poissons, des étoiles de mer, des tortues. Un homme, éboueur le jour et chanteur la nuit, enregistre ses chansons dans un studio aménagé chez ses parents. Il nous fait entrer dans son alcôve, une pièce étroite, et, habillé en uniforme du service municipal, une ceinture de sacs plastiques attachée à la taille, balance sa dernière production musicale, le son à fond. Du Rap. Son habit parait un déguisement, une farce pour tromper les imbéciles, de même que la pauvreté du cadre dans lequel se place ce studio bien équipé. On applaudit et, entrainés par la musique, commençons à filmer notre danseuse, une jeune femme aux yeux allongés et noirs comme une chute, la taille fine et les gestes ronds, parfaitement fluides.

Paul la filme devant la mer, entre cette terre de misère et le faste outrageant de la rive d’en face. Des enfants ne cessent de lui demander ses appareils, il y passe une partie de sa pellicule. On monte en hauteur, vue sur l’océan, la ville et les déchets, et aperçoit de loin notre petite navette qui se remplit, tonne par tonne, des quelques détritus qu’elle pourra ramener de l’autre côté, pour les brûler ou les enterrer. On revient à côté de sacs de toile pleins à craquer, de ferraille, de tas non définis et, perdu là, un petit vélo rose, qui se dessine sur le paysage.

Un dernier soir. Après l’attente réglementaire sud-américaine, notre projection commence avec une heure de retard, mais un public. J’entends rire et applaudir, mais je ne participe pas : les Familia Delta 9 sont venus pour qu’on les enregistre. Quatre hommes, certains l’air plus jeune que d’autres, presqu’adolescents bien que l’un d’eux soit en vérité bientôt père de famille, la Colombie ayant sur ce point une horloge en avance sur celle française. Ils sont masqués de lunettes noires, parés de chemises à fleurs clinquantes, surprenantes, où a été cousu à la main l’insigne de leur bande, ce « FD9 » qui, comme tous les noms importants, a une explication à rallonge et parfois obscure. C’est un groupe dont on ne voit jamais le regard et qui pourtant parvient à faire flotter autour de lui une tranquillité, une énergie douce qui apaise. Si bien que même leur musique explose, on y perçoit tout de même des notes lyriques, des accents harmonieux.

Ils ont composé une chanson en une après-midi. Paul les filme, assis un peu en retrait, alors que je m’assois par terre, entre leurs pieds. Ils se penchent vers le micro. L’Alliance Française nous a prêté une salle de cours à l’acoustique malheureusement lamentable, et on fait ce qu’on peut. Ils se mettent à chanter et on enchaine les prises, retravaillant les fausses notes et tentant différents rythmes dans cette semi-improvisation nocturne, a capela. Lorsqu’ils auront fini, ils écriront sur un bout de papier une dédicace à un ami, Daniel, kidnappé un soir alors qu’il se rendait à un rendez- vous et retrouvé mort quelques jours plus tard à des kilomètres de là, près de la ville de Medellin. Ce chanteur avait écrit « un jour ma révolution ira jusqu’en France » et ses camarades ont vu dans notre projet l’occasion de rendre cette idée vraie. C’est comme ça qu’ils nous le présentent, ni plus ni moins : ils ont vu un signe dans notre arrivée et c’est en mémoire de cet ancien membre de leur bande qu’ils ont voulu nous connaitre et nous donner de leur temps.

Paul et moi écoutons ça et nous nous retrouvons soudain responsables de quelque chose qui nous dépasse. On sait déjà que ce film va être particulièrement dur à monter et je suis partagée entre la fierté et la panique. Voilà un défi qui ne va pas être facile à relever, sans parler du fait que la navigation entre Carthagène et Santiago de Cuba promet d’être une des plus sportives.

Andrès, Alejandro, Paul, Edgar et Géraldine embarquent le lendemain. Qui croirait cette demoiselle blonde est la capitaine d’un équipage si masculin ? On en plaisante en lui conseillant de se méfier des mutineries et des bouteilles de rhum cachées dans les fonds. Ils ont promis de tous se laisser pousser la moustache; notre chef de bord arrivera à Santiago avec deux fines bouclettes dessinées sous le nez, ce qui ne manquera pas de déstabiliser les douaniers cubains. Leur navigation va durer un peu moins d’une semaine, avec un vent fort qui les maintiendra plusieurs jours tribord amure, le côté le moins agréable de Tortuga et le plus dur à la barre. Géraldine, qui souffre de l’épaule, est mise hors quart pendant plus de 72 heures, le temps que le gouvernail soit de nouveau maniable. On les récupérera heureux de l’expérience, mais épuisés. Lors de leur départ, ils mentent sur l’horaire de leur sortie du port pour éviter les pirates qui attendent les navires de nuit. Ils larguent les amarres le dimanche matin aux premières lueurs, ne se rendant pas compte qu’il manque quelques objets à bord. Ils ne s’en apercevront qu’une fois au large : l’ordinateur, le porte-feuille et le carnet d’Andrès ont disparu, ainsi que le téléphone de secours de Tortuga, où Géraldine avait copié toutes nos cartes marines. Le navire était amarré dans une marina protégée, mais située malgré tout qu’à quelques mètres d’un bidonville. Une embarcation s’est glissée de nuit près du bateau, et quelqu’un est entré par la descente laissée ouverte. Il n’y a aucune chance pour que cet homme ne soit pas venu armé, certainement d’une machette comme c’est la mode ici, et nous sommes tous soulagés qu’aucun de nos compagnons ne se soit réveillé. Le voleur a pris ce qui était à portée de main, l’ordinateur posé dans le carré, le téléphone sur la table à carte, et est reparti aussi silencieusement.

Equipage moustachu entre Carthagène et Cuba

Equipage moustachu entre Carthagène et Cuba

Un événement peu réjouissant, mais qui aurait pu tourner en bien pire. Carthagène, entourée de murailles, est une ville intimement liée à l’histoire de la piraterie. Elle a subi tant d’assauts venus de la mer, que ce soit de navires clandestins que des flottes officielles espagnoles et françaises, que son rapport à l’océan est ancré dans un sentiment double de peur de l’étranger et d’amour de la liberté. La mer ici est toujours pleine de surprises. Parfois bonnes, et parfois mauvaises.

Sur la petite place de l’Alliance Française, sous les arbres en fleurs, Diana s’assoit à l’ombre. Sur ce banc qu’occupe Carmen, dans le livre de Gabo. Cet homme-là, elle l’a connu lorsqu’elle était petite. Elle voulait devenir écrivain et il lui faisait des dessins pour l’encourager, lorsqu’il venait diner chez ses parents. A quelques mètres, la rue de Florentino. Sa maison est d’un violet parme qui lui va bien.

Les touristes, amoureux des livres, cherchent Marquez dans les recoins. On vient ici pour flotter sur des mots et découvrir un fleuve, ce fleuve où Carmen et Florentino naviguent indéfiniment. Horizon littéraire, plus que maritime. Entre vrais marins et faux amants, surgit toujours une voile.

Trait d’union

On part de nuit. Le pont des Amériques sous une lune blanche, les grues illuminées de haut en bas. Les feux des navires. Le soleil se lève doucement et avec lui, la chaleur. J’ai le temps de filmer un équipage d’ombres. Géraldine m’a donné le droit d’être hors quart le temps de cette navigation : caméra en main, mon poste est de prendre des images, ainsi que quelques sons au Tascam. Ceux-ci sont extraordinaires, presque plus étranges et fantômatiques que les visions qu’ils habillent : bruits de câble qui sonnent comme des clochettes, la ferraille qui grince, les moteurs en tout sens, symphonie de machines lourdes ou subtiles, l’eau qui s’écoule, qui gicle, s’évapore sous des poids hors norme. Un pilote est monté à bord de Tortuga pour la guider dans cette traversée ; des voix ne cessent de surgir de sa radio, grésillement mécanique de phrases incomprises. Le temps d’une petite heure, nous voguons en vaisseau de l’espace, cernés de navettes, entre les plateformes. L’atterrissage vient avec l’apparition du soleil. On redescend, poussés par la lumière crue d’un nouveau jour. Autour de nous, quatre tankers déposent à terre leurs cargaisons, rechargent leurs cuves de pétrole, attendent. Encore quelques mètres et nous y sommes : le pont et la marina disparaissent. On entre dans le Canal. Nouvelle géographie.

Le Canal, premières lueurs

Le Canal, premières lueurs

Le pilote qui nous assiste, M. Edwin Davidson, est un homme enjoué et sympathique. Nous avions peur de tomber sur quelqu’un de désagréable et de pénible. Les pilotes sont ceux qui estiment la fiabilité du bateau, s’ils trouvent qu’on ne respecte pas les règles de sécurité ou que l’accueil de l’équipage n’est pas à la hauteur, il peut garder la caution de neuf cents dollars que nous avons donnée au Canal et décider de débarquer, ce qui stopperait net notre traversée et nous demanderait de repayer le tout. Aussi sommes-nous aux petits soins. À peine levée, Géraldine se met à préparer un gâteau au chocolat; je me réveille avec le bruit du fouet dans le saladier. On met du Coca au frais, on inscrit son nom sur une bouteille d’eau, prépare le taud pour protéger le cockpit du soleil. Il arrive à l’heure, homme grand et mince bien tenu dans une chemise à carreaux, un jean et des baskets. On commence les manoeuvres. Il dit à Géraldine de ralentir le moteur – “despacito”. Ils se regardent, sourient et, avec un mouvement de hanche, chantent ensemble le refrain du hit du moment “despacito” devant les visages médusés du reste de l’équipage. Eclat de rire général. Ça promet d’être un bonne journée.

On continue d’avancer dans le Canal, Géraldine à la barre, Jérémy et Polo aux amarres arrière, Edgar et Paul à celles de l’avant. Tout le monde reste à son poste jusqu’à ce que la première écluse apparaisse devant nous. Les docks laissent place petit à petit à des berges où respire une végétation qui rappelle la forêt : grandes herbes, fougères, des arbres épais et immenses clairsemés au bord de l’eau ou regroupés en grappes. Un crocodile nage à fleur d’eau, ses narines et ses yeux visibles, le bout de sa queue ondulant à la surface. L’eau brune rappelle celle du fleuve. Elle vient du lac Gatùn, situé entre les trois premières et les trois dernières écluses, qui a permis de relier chacun des tirets du Canal par cette ligne liquide d’eau douce. Six mois après la fin de sa construction, il ne pleuvait toujours pas et les ouvriers, ceux vivants et ceux, les 25 000, morts pour le faire exister, attendaient impatiemment de savoir si leur temps de souffrances n’avait servi qu’à creuser une tranchée de terre sèche. Puis la pluie est venue, le lac a coulé et les Amériques, au bruit d’une vague, se sont séparées.

Population transamérique

Population transamérique

Commencent les pointillés qui vont nous mener au prochain chapitre. On passe les portes à la suite d’un “panamax”, Tortuga terrifiée de s’approcher si près d’un énorme. On l’amarre à un remorqueur, un bateau à la coque molletonnée comme un pneu qui sert soit à ravitailler les gros, soit à les retenir avec des câbles si leurs moteurs lâchent. Edwin nous raconte que les ferrys de croisière les ont en horreur parce que leurs bourrelets laissent des traces noires sur leur coque impeccable. Nous nous collons à lui, boudin contre carapace. Edgar tient parfaitement son poste de Second et, entre ses mains, celles du pilote et celles de notre capitaine, la Tortue se tient tranquille. Polo, Jérémy et Paul suivent les ordres tout en essayant de ne rien perdre de la beauté du Canal. De chaque côté de nous, un paysage incongru de gare de train. De courts wagons métalliques suivent les cargos en avançant posés sur des rails, de longs câbles accrochés sur leurs flancs pour les amarrer le temps que l’eau monte. On les entend parfois geindre, et ça nous coupe le souffle.

Nous sommes si proches que lorsque les portes s’ouvrent de l’autre côté et que le monstre rallume ses moteurs, notre bateau est pris dans un tourbillon qui le flanque de plein fouet contre le remorqueur et son faux coussin. ça ne loupe pas : notre liston en bois éclate  s’enfonce pratiquement à angle droit, un peu en arrière de l’étrave. Géraldine et Polo ont tenu la barre à quatre mains pour maintenir le cap mais ils n’ont rien pu faire contre la force du courant. Cette cassure rejoint celles faites Cap Vert et à Punta Arenas, la première étant à l’arrière, le deuxième au milieu et cette dernière, bien en ordre, à l’avant. Rien de dramatique, on en rigole presque – manifestement un liston en bois n’a rien à faire sur un bateau en acier. Edwin décroche la radio et demande au gros de devant de mettre moins de gaz la prochaine fois.

Un énorme et ses wagons

Un énorme et ses wagons

On passe trois écluses, trois grandes marches vers le haut, avant de se mettre en route pour le lac. Sur notre droite se profile le “sommet d’or”, une petite colline qui ne paye pas de mine aujourd’hui mais qui était auparavant une fière montagne. Les Français l’ont taillée jusqu’à en faire un petit tas de terre. On raconte que pour faire venir de la main-d’oeuvre, ils y enterraient des pépites d’or et faisaient courir le bruit qu’une mine entière s’y trouvait. Beaucoup venaient alors demander à être engagés comme ouvriers pour avoir le droit de creuser là. Ils travaillaient sous la chaleur infernale, sous les orages, dans ce climat inhumain qui profite à la malaria et au typhus. Malgré les rancoeurs et les injustices, les meurtres étaient peu courants : la chaleur, plus lourde qu’une grille de prison, annihilait toute vélléité de mouvement, toute pensée de révolte. On travaillait pour un dollar par jour, on économisait et parvenait à partir, ou bien on mourrait dans un délire de fièvre, brûlé sous la cagnard ou noyé dans une flaque. Avant d’être un trait d’union entre deux mers, le Canal était une parenthèse posée sur l’enfer, sans lumière et sans rédemption.

Face à la colline, à notre gauche, les “neos” traversent le second Canal : on les voit avancer derrière une ligne de fougères et d’arbustes, comme s’ils se déplaçaient sur terre avec leur milliers de containers, certains vert sur vert. On semble se déplacer plus vite et plus facilement qu’eux, et pourtant ils nous dépassent toujours. On s’invente qu’on fait la course, la Tortue contre le lièvre, mais sans toucher à la manette du moteur. Puis notre pilote reçoit un appel : un de ces “neos” arrive en sens inverse, il transporte des marchandises dangereuses et n’a pas l’autorisation de croiser qui que ce soit dans le Canal. On ne pourra pas finir le périple aujourd’hui. C’est un petit choc, nous sentons la Colombie continuer à nous filer entre les doigts, mais aussi une joie de pouvoir faire durer cette expérience un jour de plus. Rester entre les wagons et les arbres, sur de l’eau douce.

On s’amarre tant bien que mal à une grosse bouée jaune en mousse, notre babord faisant face à l’arrière d’un petit ferry en transit qui s’est retrouvé dans le même cas que nous. Edwin débarque, le prochain pilote arrivera le lendemain matin à neuf heures. On croise les doigts pour qu’il soit d’aussi bonne pâte que le premier et réfléchit à la recette d’un nouveau gâteau. Nous avons quitté le décor de gare pour retrouver celui d’un port, un chantier. Un crocodile patauge à quelques mètres – peut-être est-ce toujours le même, amoureux. On remonte l’échelle et renonce à se baigner, ne serait-ce qu’un orteil. Pas un baiser.

Un "neo" mal caché

Un « neo » mal caché

Nous repartons le lendemain matin à l’aube. Cette fois pas de flottement dans l’espace : il fait jour. Un de ces temps gris qui brûle le blanc à la caméra et rend difficile de filmer le ciel. J’essaye de faire des inserts, les mains de Polo sur le winch, les doigts de Géraldine enserrant la barre. “Passer du paysage au détail…” Mais bientôt ce paysage s’ouvre complètement et nous nous retrouvons dans la petite mer intérieure qu’est le lac tenu en tenailles entre les deux mondes. Le vent monte et on se retrouve même avec quelques moutons à la crête des vagues d’eau douce. Je pose la caméra, c’est relâche pour l’équipage hormi Edgar et Géraldine, seuls autorisés à se relayer à la barre devant notre nouveau pilote, M. Victor Herrera, un gros monsieur heureusement aussi agréable que le premier.

On navigue au moteur pendant plusieurs heures, les voiles étant interdites dans le Canal. À nouveau c’est le souvenir du fleuve : l’eau brune, la forêt, les îlots de végétation qui habitent de temps en temps la surface. Seule différence de taille, le nombre de cargots qu’on croise dans un sens comme dans l’autre, Tortuga parfois rattrapée et dépassée, parfois visée au loin puis évitée de ce qui nous semble n’être que quelques mètres. Alors que je sors la tête de la cuisine pour prendre l’air, je tombe nez à nez avec un navire de l’armée américaine qui nous longe de si près que je peux compter ses fenêtres et détailler ses traces de rouille. Il nous dépasse lentement, toujours dans ce silence impossible qui est la signature des plus lourds, et nous ne le retrouverons que quelques heures plus tard, à l’entrée de la nouvelle série d’écluses.

Il n’est pas devant nous mais à côté, dans l’autre Canal. Cette fois il n’y a pas de remorqueur à qui nous accrocher pour passer les portes : quatre hommes se sont postés à terre autour de Tortuga, deux sur chaque bord, et nous ont lancé des cordes lestées par d’épaisses boules, des pommes de Touline, qui rebondissent sur le pont. On y attache nos amarres et ils les reprennent, le navire se retrouve tenu par les quatre coins tel un moucheron pris dans une toile. Ça me rappelle un autre canal, tout là-bas dans le Sud, lorsque nos bouts enserraient des branches ou des rochers et que Tortuga flottait ficelée à la terre. Avant que les portes, lourds pans de bronze, ne se ferment derrière nous, un tanker nous rejoint et s’arrête à quelques mètres derrière nous. On admire la ligne fine de son étrave, coupante comme une lame, puissante comme une massue. La Tortue ne moufte pas, Géraldine ordonne à tous les équipiers de rester à poste et de surveiller les amarres. Il ne s’agit pas de se mettre en vrac devant un tel mastodonte, on reste attentif.

Je m’imagine le capitaine d’un tel navire, plus grand qu’un homme, maniant une roue plus large que notre mât, quand une petite voix perce à la radio de Victor. Je le regarde et, sûre d’avoir mal entendue, lui demande s’il lui arrive souvent de croiser des femmes capitaines dans son métier. Géraldine et moi nous attendons à la réponse habituelle, déjà un sourire en coin, quand il hausse les épaules et nous dit que oui, bien sûr, il y a beaucoup de femmes pilotes au Panama. Il lève sa radio et confirme : l’immeuble derrière nous est conduit par une dame. Voilà qui fait notre journée.

La capitaine suivie de près

La capitaine suivie de près

On passe une, deux écluses. L’eau descend cette fois. Lorsqu’elle atteint le bas et que Tortuga traverse le bassin, les amarres sont si basses par rapport aux rives que nos quatres équipiers doivent les tenir à bout de bras pour permettre aux hommes qui nous tiennent d’avancer en même temps que le bateau. Ils suivent notre route en trotinnant sur les berges, le long des rails qui vont servir au tanker qui nous suit, entre les petites maisons blanches qui ressemblent à des stations de train, des bureaux de chefs de gare. Le nom des écluses et leur date de finition sont inscrits sur chacune d’elle. Elles surplombent chaque marche, ouvrant la voie sur un escalier si droit qu’il tient plus d’un toboggan. Nos compagnons de quai doivent y courir, un oeil sur les marches, un autre sur le navire. C’est un système simple, qui nous surprend pour une aussi grosse machine que le Canal de Panama, mais il fonctionne. On parvient à prendre un rythme et, bientôt, le niveau de la deuxième écluse commence à descendre.

À la barre, Géraldine ne voit pas l’Atlantique. Nous l’admirons très bien à l’avant : cette marche est énorme, nous sommes à bien trente pieds au-dessus de l’océan. On l’observe comme du haut d’une tour. Vue sur l’horizon et le pont inachevé qui le traverse à l’embouchure du Canal, symbole peut-être involontaire de deux mains qui se tendent, se frôlent, ne se touchent pas.

L'Atlantique

Retour en Atlantique

Je vais à l’arrière et décris à ma capitaine cette vision. Alors que notre vieil océan est réapparu devant moi, la sensation que j’avais de retour et d’achèvement s’est évanouie. C’est toute une aventure qui commence. Un nouveau voyage va prendre place et la fin est encore loin. J’ai l’impression de repartir. On doit se tenir devant notre pilote mais je sens le corps de mon amie vibrer, le coeur à toute allure, la main sur la poitrine. La Rochelle est tout au bout là-bas, presque visible, presque déjà là. À portée de main.
Se frôlent.
Mais ne se touchent pas.

Super 8-clos

 

Voilà dix jours que nous vivons dans un certain périmètre, entre un pont et un ponton, un restaurant, un bar. Le pont des Amériques surplombe le ponton de la marina Balboa, en face du bar du même nom, à un kilomètre d’un restaurant devenu notre QG. Notre espace de manoeuvre, résumé dans ces quatre pôles, comme une géographie amoindrie. On est au restaurant, quand on n’est pas au bar. On y travaille ou tourne en rond. Voilà : dix jours que nous vivons dans un certain périmètre. Matin et soir, nous traversons la jetée de Balboa. C’est un tunnel sans toit, où le soleil vous plombe les épaules en quelques secondes. Ou bien un long rideau gris à fendre, lorsque l’orage gronde. Alors, le tonnerre explose et fait vibrer jusqu’aux vitres des voitures. Toutes les alarmes se déclenchent, symphonie apocalyptique insupportable et fascinante. Au loin, un éclair frappe le haut d’une grue.

Notre attente a pour scène une marina placée à flanc de cité, sur la côte sud-ouest de ce monstre improbable qu’est Panama Ciudad. À quelques kilomètres de nous, dans les coulisses, une digue mène à une péninsule. On y voit d’un côté l’océan et la végétation d’une île, de l’autre les gratte-ciels d’un New York qui n’a pas même le charme d’une pomme. Vue plongeante sur ce qu’il y a de plus aberrant : un front de mer cerné par une autoroute extérieure, semblable à un large lasso de fer qui l’aurait capturé et n’aurait pas fermé son étreinte. Elle est hors de la terre : construite directement sur l’eau, devant la côte, c’est le premier abord qu’on ait de la ville lorsqu’on vient du large. La mer, la route, la mer et la terre enfin. Un théâtre original pour une pièce sans rythme et sans action. On traverse ce territoire et entre sur scène : une bouche du Canal qui ne se referme pas, reste grande ouverte sans nous avaler. Posée sur la langue, Tortuga attend et meurt de sécheresse, sans réplique ni didascalie. L’immobilité ou l’impatience : notre espace est plus exigu qu’un bout de mer. Un microcosme, tenu entre le chantier de l’entrée du Canal et le grand large du Pacifique. La nuit, le défilé. Beau décor, mais que fait le metteur en scène ?

Panama Ciudad @Paul DLM

Panama Ciudad (photo par Paul DLM)

 

On nous a donné une date tardive de passage, le 5 mai, soit deux jours après le début de la résidence de Carthagène. La Colombie est à quatre jours de navigation depuis Côlon, de l’autre côté du Canal. Si cette date ne change pas, nous devrons annuler notre résidence dans ce pays et nous ne pourrons y faire qu’une escale de quarante-huit heures avant de rejoindre Cuba. Aussi Géraldine appelle tous les jours les autorités du Canal pour savoir s’il n’y a pas eu un désistement, un trou qui se serait formé entre deux briques pour notre bout de papier. Nous sommes parmi les dernières embarcations avant les bouées du chenal. Les gros nous longent. Mais ce n’est pas eux qui font des vagues, ils sont trop lourds et trop épais; longs coutelas plongés dans du beurre tendre. Les navettes qui les ravitaillent, équipées de moteurs surpuissants, sont responsables. Le mât de Tortuga tangue entre les autres flèches de navire, fine aiguille de balancier plus courte que la plupart de ses voisines. On dort avec nos toiles anti-roulis, amarrés à une bouée qui sert surtout de manège lorsque la marée passe à l’étale. Tous les voiliers et catamarans en vrac, simplement parce que l’eau hésite quelques minutes à changer de sens. Il faudrait filmer en accéléré les mouvements de ronde de ces bateaux devenus chevaux de bois. Certains se frôlent tant que d’une jupe à l’autre, les deux capitaines s’observent dans le blanc des yeux, attendant de voir qui le premier va toucher, reculer ou lancer une insulte.

Des soucis qui paraissent soudain minuscules; les énormes passent et nous imposent la vision d’un monde à part, un monde de géant qui n’entretient pas du tout le même rapport à la mer ni à la navigation. Qu’est-ce qu’une vague quand on regarde l’océan de plus de trente mètres de haut ? Et pourtant la tempête doit être pire sans voile, sans fuite. Ces longs navires me paraissent étrangement fragiles. Certains ne paraissent pas même du genre bateau. Ils sont bien plus semblables à des vaisseaux de l’espace, voire des sous-marins. Les “panamax”, construits à la taille exacte du premier Canal, sont des immeubles qui cachent le ciel. Les “neos”, nouveaux formats pour le nouveau Canal, semblent avancer mi sur mer mi sur terre. Alors que mes camarades dorment, je sors de ma couchette et m’assois dans le cockpit pour les admirer. Impressionnant de jour, c’est la nuit que le défilé est vraiment remarquable. Voituriers, pétroliers, portes-containers, ferrys… Et dire qu’il faudra se faufiler là. Certains sont des murs, d’autres des forêts de tubes. Des constructions de Lego, dont on se demande toujours s’ils vont réussir à passer le pont, couper les Amériques sans y rester coincés. Leurs lumières lentes glissent dans un silence dérangeant, impossible. D’autres sons émergent, inconnus, surnaturels. Des sonneries fines, bruits sans pesanteur. Sans une seule vague.

Les grues s’illuminent.

Un gros et des petits, le soir (photo de Paul DLM)

Un gros et des petits, le soir (photo de Paul DLM)

Dans cette géographie à quatre pôles naît une cinquième étoile. À tribord de la Tortue flotte un voilier au pavillon américain qui porte le nom original de Cool Change. Nous l’avions déjà repéré à l’embouchure du Canal, coque blanche, ligne azur. Dans son sillage, nous avions pu rejoindre la marina en restant entre le chenal et les hauts fonds. Nous nous sommes amarrés l’un près de l’autre car, comme le dit son capitaine Brandon, plus nous avançons dans ce voyage plus les signes qui nous guident sont clairs.

Quelques jours passeront quand même avant que cette rencontre maritime ne se concrétise à terre. Scott, Linda, José et leur chef de bord traversent la jetée, accompagnés de leurs deux chiens. Cet équipage est connu ici sous le nom de perros locos à cause de leurs aboiements à chaque passage de navette. Scott et Brandon, Californiens, voyagent depuis deux ans et demi sur le beau navire en fibre de verre qu’est le Cool Change, treize mètres, intérieur bois, une roue comme gouvernail et le signe bouddhiste “Om” gravé dans un mur. Ils portent un bandeau au front, une longue barbe blonde qui se termine par une natte pour Brandon, un duvet noir pour Scott; yeux bleus, yeux sombres, et le même tatouage sur le dos de la main gauche : une tortue.

Elle représente leur passage de l’équateur. De novices ils sont devenus “shellback” – ceux qui portent ce qu’ils ont avec eux, en eux. Ils naviguaient sur l’Amazone, au Brésil, lorsque la ligne est apparue à l’étrave, amenée par les affluents descendant vers le Sud. Cool Change l’a traversée dans une eau couleur café, entre les arbres, et malgré tous les mois passés en mer, des Etats-Unis à l’Amérique Centrale en passant par Mexico, c’est ce temps sur l’Amazone qui leur reviendra toujours à la bouche, dans les pupilles. Voguer sur le fleuve, par plus de cent mètres de fond, entre la terre et les branches. Ils y avaient trouvé une femelle paresseux, Sandra, et l’avaient adoptée. Elle s’accrochait à leur roue et dormait suspendue aux balcons. L’éloignement de la nature a fini par la faire dépérir et ils ont dû la reposer dans les feuilles, avec tous les bambous qu’ils avaient coupés pour elle, amoncelés en pied de mât. Depuis, une chatte a été récupérée à Bélem, non loin de Manhaus. Noire et ocre, elle se déplace de façon silencieuse et invisible sur le pont et les tauds. Un chat de filière, plutôt que de gouttière. Elle fait sa vie à bord, entre ses deux propriétaires, leurs chiens et les nouveaux venus.

Brendon et Scott, shellbackers

Brandon et Scott, shellbackers

José a rejoint ce groupe insolite en Colombie, Linda vient d’intégrer l’équipage. Aucun d’eux ne sait jusqu’où il ira ni quand s’arrêtera le voyage. Brandon et Scott sont décidés à ne pas rentrer vivre aux Etats-Unis, bien qu’ils y fassent encore quelques séjours pour travailler. Ils naviguent lentement, en prenant le temps, attendant parfois des mois que les saisons changent et leur facilitent le passage.

Leur périple n’aurait rien en commun avec le nôtre, hommes en duo qui se laissent avancer au gré des vagues, sans échéance et sans équipage, s’ils n’avaient pas pour motivation principale de réaliser des films de voyage. Plutôt des courts métrages, dix à quinze minutes, qui présentent leur aventure avec un oeil expert mais très typé commercial : des couleurs parfaites, des cadrages parfaits, des sourires parfaits. Seulement de belles histoires. Un format qui correspond à la télévision et c’est précisément ce qu’ils visent. À regarder ces productions, je me dis que mes reportages sont d’une manufacture finalement très artisanale, très improvisée. Leur manière de se filmer est très proche d’un vrai tournage : ils attendent la bonne lumière, choisissent des bouts de route qui ne les avancent pas mais qui présentent bien à l’image, utilisent un drone pour des vues aériennes. La qualité de leur travail d’étalonnage fait pâlir mes prises de vue réelle. Prises réelles de vues intouchées, non dirigées, cadrées seulement; ordonnées peut-être. Je n’aime rien modifier. Mes méthodes paraissent naïves; je ne connais rien à ces codes esthétiques qui “vendent” le voyage par une belle lumière, de longs ralentis. Mes plans bougent au rythme de Tortuga. À 25 images/seconde, on a le mal de mer; à 150, tout s’apaise. Encore faut-il avoir la caméra qui en est capable, et les batteries.

Leur montage est truffé d’inserts et de plans serrés – “passer du large au sensible, du paysage au toucher d’une main, au détail : c’est ce que doit être le cinéma pour moi” me dit Brandon. J’aime cette idée, je la garde. Je note également leur habitude de cadrer des vues larges en plaçant d’abord un objet au premier plan, parfois au beau milieu de l’écran; une pratique que j’avais déjà notée chez Donatien lors de notre premier tournage, à Recife. Mes cadrages sont beaucoup plus francs, plus nets et moins composés. On voit directement tout ce qu’il y a à voir. Leur technique permet de rendre actif le regard du spectateur en lui faisant d’abord deviner ce qui va être montré. Elle permet aussi d’utiliser des flous et des compositions plus subtils. Il s’agit de pouvoir, lorsqu’on filme depuis un bateau, placer quelque chose entre soi et le paysage. L’Amazonie n’est pas toujours là.

La mise au point automatique ne résiste pas non plus aux mouvements des vagues, il faudrait savoir gérer le mode manuel tout en se tenant à un hauban, une filière. Puis ensuite tout reprendre, tout étalonner, tout réajuster. Un temps de travail et des compétences que je n’ai pas encore appréhendés mais que je commence à placer dans mon viseur. Même si jamais je ne voudrais faire vendre notre aventure de cette manière-là, par une fausse lumière, une fausse discussion avec des “autochtones”, dialogue-monologue d’abord mené pour la caméra malgré l’incompréhension mutuelle, malgré la possibilité d’un malaise. Il faut avoir du cran pour filmer un visage. Ou une longue barbe, des yeux clairs. Le sourire toujours là. C’est un talent aussi que je leur reconnais; peut-être suis-je naïve quant à une certaine nature du cinéma, ce spectacle. Retoucher une couleur est aussi un moyen de faire passer une émotion. L’artifice peut permettre de se rapprocher du sentiment, du ressenti. Tout montrer beau, quand on se sent bien, pour dire que c’est beau et bien même si ce jour là il faisait gris. Un détail, même pas un mensonge. Est-ce une question d’éthique ou seulement d’esthétique ? Ou l’image, justement, se trouve à mi-chemin entre ces deux sphères, à la fois un objet d’art et un objet politique, moral. Cadrer comme si on arrachait un pan du réel, un rectangle de la toute première toile, ou bien tout repeindre, vernir. Entre le bord de la toile et le dernier poil du pinceau, quelque part, se trouve peut-être le tremblement d’un vrai inatteignable.

Les Docks du Canal, photo retouchée (photo par Paul DLM)

Les Docks du Canal, photo retouchée (photo par Paul DLM)

L’équipage de la Tortue se mêle à celui des chiens fous. Géraldine enregistre avec eux des chansons qui pourront servir pour nos films et pour les leurs. Assis dans l’espace silencieux et molletonné du “CC”, quelque chose de fort se passe entre ces deux équipages cinéphiles, cinéastes. Mélomanes. En quelques nuits blanches, réunis ensemble sur le pont d’un de nos deux navires, de petites projections de nos productions improvisées sur écran d’ordinateur entre deux verres, deux histoires, une amitié s’installe. Le temps passe, l’espace exigu de Balboa s’élargit de mots et d’images. On le partage avec un autre marin, David Wagner, qui complète et met un point final à notre bande cinéphile – un point d’exclamation. Il navigue sur un Pogo 30. C’est un bateau à la jupe grande ouverte, réservé aux niveaux trois chez les Glénans de Paimpol : un petit rêve qui file à vingt-et-un noeuds, tous les bouts frappés à ce qu’on nomme joliment un piano, une suite de rames qui les rend accessibles et manoeuvrables directement du cockpit. Une aide pour qui, comme David, navigue en solitaire.

Rencontré dans le Yacht Club alors qu’il glane des informations sur les Galapagos, il se présente en tant qu’agent et je ne sais pas quoi lui répondre. Pour moi “l’agent”, celui qui gère la carrière des stars, est un personnage de film au même titre que le commissaire, la serveuse de la station-service ou le veilleur de nuit du lycée. Un truc qui dans mon imaginaire n’existe qu’aux Etats-Unis et concerne exclusivement ce territoire. Je lui serre la main, on parle des îles puis, au détour d’une phrase, comme si ça pouvait tenir en un seul mot, il nous case que son dernier client s’appelle David Fincher et son dernier assistant, Gore Verbinski. Rencontrer ainsi de loin, par intermédiaire, le réalisateur des Pirates des Caraïbes alors qu’on s’apprête à découvrir et à naviguer dans cette région du monde me fait beaucoup rire. Les astres aussi nous font leur cinéma parfois.

Ces rencontres nous touchent plus que de mesure. Depuis la soirée passée à bord du navire polonais à Puerto Williams, nous n’avions pas eu  l’occasion de côtoyer de vrais marins au long cours, des voyageurs qui appréhendent la mer comme un espace totalement libre. Une image de ce que nous aurions pu être si nos traversées n’étaient pas dictées par des temps et des étapes, une sorte de course à l’envers dont la réussite s’estime au nombre de films produits, de résidences menées. Donner un but au voyage, c’est aussi le refermer sur lui-même. L’indolence du Cool Change nous titille : voilà une manière d’être à la mer qui n’est pas la nôtre. Le monde comme un grand terrain de jeu. Ce voyage nous a rendu adultes de bien des façons. Lorsque nous naviguons sans rien avoir à prévoir, c’est en connaissant tout ce qui est alors laissé de côté, le stress et le bonheur aussi d’avoir un but, une destination. Avec eux on constate ce que nous ne sommes pas, ce que nous n’avons jamais été depuis notre départ de Paimpol : sans montre.

Qu’importe. Nos temps, celui de la mer et du cinéma, ceux de la mer et ceux du cinéma, sont magnifiques.

 

 

On reçoit l’appel un samedi. Géraldine est sur le pont avec Edgar, son nouveau Second fraîchement arrivé de France. Il restera avec nous jusqu’à Cuba et on s’en réjouit tout de suite comme d’une bonne nouvelle : calme, joyeux, professionnel, il gagne immédiatement notre confiance. Il a rencontré notre capitaine en travaillant comme moniteur de voile et rejoint ainsi la longue liste de nos équipiers passés par les Glénans. Paul, nouveau membre d’équipage, est venu presque en même temps que lui. C’est Donatien qui nous l’envoie et de ce fait, il a d’office notre sympathie. Photographe de métier, il prend vite en main la responsabilité de documenter le Canal et part le long des berges avec son appareil, sous le soleil ou sous la pluie. Ce matin-là, il est dans le carré lorsque le téléphone sonne. Il le donne à Géraldine et bientôt c’est la joie : notre date de passage est avancée de quatre jours. Nous partirons lundi 1er mai retrouver l’Atlantique. Jérémy et moi, qui étions partis visiter un peu la région après nos retrouvailles, revenons illico à la marina. Polo est déjà sur place, travaillant toujours au montage du film de Salinas. Géraldine, Paul et Edgar ont eu le temps de bien bichonner la Tortue pendant ces jours d’attente et nous sommes prêts : nous acceptons la date du lundi 1er mai et fêtons ce nouveau départ.

Le mois de mai commence avec l’océan; il se terminera avec notre dernière résidence. S’il y a un hasard, il semble s’être mis en sourdine, métamorphosé par le voyage ou nos espoirs. Nous avançons par signes, francs ou subtils. Pour encore quelques jours.

Tortuga et un gros, depuis le pont de Cool Change (photo de Brandon et Scott)

Tortuga et un gros, depuis le pont de Cool Change (photo de Brandon et Scott)