Charlotte

Café noir

À la table d’un café. Je voudrais dire, avec vue sur la mer. Ces montagnes. Découpées sur le ciel argentin, azur. Le sol gris des sentiers de pierre. Forêts, glaciers. Petits chemins entre d’anciennes frontières.

À la table d’un café, j’observe sept jeunes personnes écrire leurs mémoires. Des carnets comme des poches, bric-à-brac, tout ce qu’on peut y mettre. Le nez penché sur les pages. À retranscrire le quotidien; récits de voyage.

Je n’écris pas. Me passe la patience. Cette route qui est à tout le monde et toujours la même. Sans vue sur la mer. De montagne, en montagne.

Que dire encore? J’ai une page blanche.

Une jeune femme lève les yeux vers moi et m’offre un sourire tendre. Son carnet près d’elle. Stylo en main.

Des enfants. Inconscients, peut-être stupides, peut-être égoïstes, peut-être désespérés de trouver sur la route tout ce qu’on leur a promis. Venus par centaines dans les hauteurs, creuser la roche jusqu’à cette chaleur du monde qui leur fut vendue d’avance. Publicité commerciale d’un idéal, d’une paix. Une trêve.

Rêve du pas de côté. Je griffonne ça sur un angle. Souvenir d’une sensation désagréable.

Il n’y a pas d’aventure.

Paysages.

 

C’est un malheur qui me préoccupe et que je n’arrive pas à évacuer. J’y reviens sans cesse, à ce cercle, cette sensation insupportable d’être très précisément là où il fallait, où on voulait qu’on soit. Les destinations sont écrites en gras dans les terminaux de bus et nous y courons tous. Dans un laps de temps efficace et rapide. Économique. Un voyage magique, exceptionnel, sublime. Spécial. Inédit.

Je croise d’autres touristes et nous débattons des heures du prix des choses. Pas un mot sur l’amour de la route. Sûrement est-il implicite cet amour, et intime, c’est notre rêve à nous que personne ne comprend, ce désir de voguer au vent. D’être libre. On parle d’argent mais ce n’est que pour cacher aux autres la véritable essence de notre périple. Ce secret qu’on garde. Regénérescence. Épiphanie. On vantera le coût de l’hôtel le moins cher plutôt que le parfum des fleurs.

Il faut savoir lire entre les lignes. Les fibres; parcelles de l’uniformisation totale d’un rêve particulier. Celui qui veut vivre nomade, avance sur une autoroute barbelée.

Des enfants. Viennent chercher dans des cartes postales la carte au trésor d’un monde plus vif et plus vrai.

Le marché du tourisme reste pour moi le point central de tout un questionnement sur la possibilité à la fois d’un rapport à l’autre, d’une rencontre avec soi, et d’une découverte du monde.

Sa violence a le potentiel d’un triple meurtre.

 

*

 

À la table d’un café. Voilà six mois que Tortuga navigue. Six mois, ce 28 novembre 2017. Je me souviens encore de la force du soleil sur le ponton d’honneur de La Rochelle. De l’odeur des cheveux de ma mère. La dernière écluse.

Mon navire a disparu dans les lenteurs du vent. La date d’arrivée à Puerto Montt ne cesse de reculer, mon attente terrestre de s’allonger. Un mois va s’écouler depuis Punta Arenas. Un mois, au lieu de dix jours. J’attends avec impatience le récit de l’équipage. Pris au piège dans des eaux violentes, magnifiques et hostiles. Toujours entre les montagnes. De rives en rives. Les canaux.

Je prends des ferrys pour traverser les fjords de la Carretera Austral et guette du regard le petit voilier vert. Revenue au Chili, il faut m’imaginer un monde pour ne plus avoir le coeur en mer. Aujourd’hui je comprends de l’intérieur ce que voulait dire Géraldine lorsqu’elle prétendait pleurer chaque jour passé loin de l’océan. Il faut que la terre mette tout en oeuvre pour égaler le bleu vide d’une mer calme. Ce qui nous donne en miroir, infini.

Elle y arrive. S’agit de regarder de près, de louvoyer lentement sans dépasser jamais la vitesse de croisière. Cap au Nord, on vogue doucement de port en port, toujours entre les sommets, les vallées. Vue sur la mer, bien que les ferrys n’aient du bateau que le nom et le milieu. Un camtard, bruit de moteur, et pas même une vague.

Des voitures aussi. Le pouce levé, on se fait conduire par un bûcheron, un ingénieur, un chargé de maintenance de la chaussée qui s’arrête un instant dire quelques mots à ses ouvriers. Une jeune femme inspectrice de police, ongles manicurés, voix chantante, qui se réjouit de ne pas avoir trop de travail dans ce coin tranquille.

Qu’il fasse beau.

 

Jérémy s’assoit à l’avant et parle un espagnol brinquebalant avec les conducteurs. Je regarde le paysage défiler et partage les conversations, savoure ces instants d’intimité qui sont comme volés au temps, au planning bien planté d’une journée habituelle. Les héros sont ceux qui brisent la protection d’une capsule de ferraille pour accueillir deux inconnus. Vitres ouvertes. Tranquillement.

La Carretera Austral est un chemin d’asphalte qui serpente, grimpe, longe les lacs et l’océan. Il y a une force ici, particulière. Dans chaque ville on croise des panneaux indiquant par où courir lors des tsunamis. Où se réfugier. Le Chili, cette longue côte achevée à l’Est par les Andes, au Nord par le désert de sable, au Sud par la fin du monde. S’yrencontrent les vagues, les tremblements de terre. Est-ce qu’on peut s’y lever pareil, chaque matin, dans ce pays? Quand on se dit qu’il n’est pas si improbable que ce soit le dernier.

Et pourtant, une tranquillité paisible. Immobile, malgré tout ce qui pourrait faire trembler. Une montagne comme une campagne. Le bout du monde, comme à l’origine. Les pêcheurs aux bateaux jaunes et bleus. Les champs, les chevaux.

Des moutons.

 

*

 

À la table d’un café, j’écris une lettre. Espagnol médiocre, pour grandes phrases. Une demande. Il y a sur l’étagère quelques livres, presqu’inapercus. Je les feuilletai hier, en savourant un cappuccino après une journée de stop. Je précise, car on sous-estime le temps passé à rêver d’un bon café en voyage. Le confort d’une chaise. Le temps à lire les titres dans les librairies étrangères. On se réjouit de l’idée d’une histoire, une nouvelle parution, puis repose l’ouvrage qu’on ne comprendra pas. Ou alors on tente. Memorias de mi putas tristes de Gabriel G. Marquez. Apprentissage irrévérencieux d’une certaine langue. Mousse et supplément crème.

 

À la table d’un café. Ces livres sont édités dans une collection nommée Geopoeticas. Ça  m’interpelle. Voilà un terme qui résume soudain tout ce qui n’est encore pour moi que tentative. Frôlement d’une certaine approche langagière du monde. Une façon de dire et de raconter le voyage, l’être à l’autre, l’être à soi. Une vie nomade qui se conte en assonances. Les lieux devraient naitre par différences d’intensité. De lumière. Comme une photographie, apparaitre blancs sur noir, par petites touches,ou diagonales.

Géopoétique, un mot comme une boulette de papier, bien serré dans la paume de la main, concentré, essentiel. Et des livres en format poche, reliés, épais. Discrets comme un murmure dans l’air du temps.

 

J’écris une lettre. Il y a un groupe ici qui se réclame du mouvement géopoétique fondé par Kenneth White en 1989 à Paris. Mouvement qui se définit comme une pensée transdisciplinaire qui place le rapport entre la Terre et l’homme au centre de ses réflexions,  ses recherches. Le récit de voyage, et tout ce qui lie l’écriture, le nomadisme et l’appel du dehors, y ont une place particulière. L’idée phare est qu’il n’y a que la Terre, entendue comme lieu d’habitat commun de l’Homme, qui puisse nous rassembler et être le fondement de ce que White évoque comme une nouvelle culture, un progrès qui tendrait dans le bon sens.

Le monde est alors compris comme ce qui nait de ce rapport entre l’humain et son environnement, et tout ce qui nie ce rapport comme relevant de l’immonde. A la confluence, entre autres, de la géographie, de la littérature, de la philosophie et de la science, la géopoétique etablie ainsi, d’une maniere volontairement indirecte et secondaire, un constat politique qui fustige tout ce qui nous coupe de la Terre et nous éloigne d’une pensée de l’espace géographique comme univers commun, à la fois sur le plan réel et sur le plan imaginaire, culturel.

 

Tout cela, je le découvre à Puerto Aysen. De l’existence de l’Institut International de Géopoétique parisien à sa succursale, ici, dans le petit port du Sud de la Patagonie où nous sommes de passage. Des textes de Kenneth White à ceux, innombrales, qui le commentent et s’y réfèrent.

C’est une drôle de sensation. Il m‘apparait que rien ne touche d’aussi près une dimension complexe et ténue du Bato A Film et de mes textes. C’est une rencontre de coeur et de pensée que je continue d’explorer et sur laquelle je ne peux pas encore conclure. Car pour deux poignées de main, je fais un pas en arrière. Il y a quelque chose de profondement misanthrope et pessimiste dans l’approche de White. Sans compter que sa défiance envers la poésie lyrique, la philosophie théorique et toute référence au concept des énergies reduisent tant les approches valables de ce qui est pour lui la géopoétique que ce mouvement apparait parfois réservé aux seuls lecteurs qui suivraient l’avis du maitre. En cherchant à définir trop précisement la géopoétique, il la limite à un certain territoire, et exclue ainsi tout ce qui s’en approcherait sans lui appartenir.

Or je crois qu’il y a quelque chose de parfaitement insaisissable dans ces concepts de poésie et de Terre, de Géo pris au sens le plus large. Leur action sur le monde, et par là leur être au monde, nous échappe et nous transcende, malgré tous les mots et toutes les définitions qu’on voudrait leur appliquer.

En tout cas c’est ce que m’ont appris, à moi, le voyage et l’écriture. Qu’on ne connait pas les forces qui nous tiennent. Que c’est précisément dans cet espace de non-dit et de hasard, de fulgurance, que peut avoir lieu la rencontre et la naissance du monde.

Pourquoi vouloir restreindre les modalités de cette rencontre? Il arrive à White de citer un auteur, comme il le fait par exemple avec le philosophe Michel Serres, pour ridiculiser son lyrisme ou son emphasme et souligner à quel point celui-ci est loin de la vraie géopoétique. Comment se rallier à une telle methode?

Je reste persuadée que l’appel du dehors est bien souvent inexplicable et, plus encore, qu’il n’a pas à être justifié. Surtout si cette justification tombe obligatoirement dans un rejet et un mépris d’une fantasmagorie qu’on nommerait la vie quotidienne. J’ai vu des voyageurs plus empatés dans leurs habitudes qu’un employé de bureau. Le quotidien, et ce qu’on voudrait être sa répétition extreme, est dans le coeur de chacun. Je trouve le mien dans mes tasses de café noir et mes lectures. D’autres s’échappent en changeant simplement de rue, de quartier. Etranger sur le pas de notre porte. Le voyage est à bout de semelle. Un pas suffit.

Il me semble aussi que le sentiment comme l’effet littéraire poétiques sont impénetrables. Je les vois comme une flamme. Comme je vois la philosophie, non pas entendue comme système mais comme sentiment, comme rapport précisément poétique au concept, au terme. Une flamme, qui ne vit qu’un instant et éclaire soudain parfaitement une connaissance, une vision des choses qui était restée obscure, imprécise. Elle n’existe que dans le moment mais l’idée qu’elle fait naitre garde toute son intensité si on parvient à la revivre, à retrouver la sensation qu’elle nous a donné lorsque nous l’avons découverte. Cette sensation de symbiose entre soi et ce qui est en-dehors de soi, et qu’on regarde. Une poésie intime, et universelle.

Le vrai chaos.

 

*

 

A la table d’un café, j’écoute Cristián Arregui Berger, membre du cercle de géopoétique de Puerto Aysen. Il a bien voulu répondre à la lettre que je lui ai fait parvenir via la demoiselle qui lui sert son americano, dans ce petit établissement où j’ai croisé les livres de Geopoeticas. C’est un homme aux cheveux grisonnants, les manières simples. Il vient avec tout un tas d’ouvrages regroupant ses textes théoriques, ses poèmes, les peintures faites par un autre membre du groupe sur les pêcheurs artisanaux de la région et le pont suspendu de la ville, un des plus grands du Chili. Son désir de partager et de faire connaitre son travail est ennivrant. Curateur, éditeur et écrivain, il raconte comment il a senti germer en lui ce besoin de préserver et de mettre en valeur une facon de vivre qui lui semble encore proche de la Terre, en lien direct avec le sol et l’eau. Ici la pêche industrielle tue petit à petit les barques de bois. On sent que c’est un combat. Cristián et son équipe sont allés rencontrer des pêcheurs et des artisans qui travaillent encore à leur echelle, au jour le jour, en fonction de l’affluence du poisson et des commandes qu’on leur fait. Les charpentiers qui font et reparent les bateaux.

De ces rencontres ils tirent des interviews, mais surtout des poèmes. La croyance indéfectible de ces gens dans un Dieu qui les protège en mer, lorsqu’ils doivent longer les fjords de nuit sans radar pour espérer une bonne prise, est mise en scène, en rimes. Leurs mots sont retranscrits ou servent d’inspiration. Vit cette idée que seule une approche poétique peut vraiment frôler le coeur des choses.

Que dire? Tortuga vogue sur cette mer-la.

 

A la table d’un café. Je ne partage pas avec Cristián mes réserves sur Kenneth White et ses formules assassines. Il m’offre le dernier exemplaire de sa revue, éditée en collaboration avec l’université de Valparaiso sous le titre Provinciana : Mar, Campos, Cielo (Province: Mer, Champs, Ciel). C’est un ouvrage magnifique où se mêlent cartes, récits, analyses et peintures. Des paysages de toutes sortes en somme. Y sont cités plusieurs auteurs français, et je me dis que le Bato A Film aurait sûrement sa place dans un tel ensemble.

Je crois que cette idée de géopoétique répond simplement à quelque chose qui est dans l’air du temps. L’envie de dire le parfum des fleurs, stylo à la main, le nez penché sur des pages bric-a-brac ou levé au vent. De revenir à la Terre, quand la modernité et l’industrialisation nous font perdre pied.

Cristián dira que les peuples d’ici sont particulièrement sensibles à cette démarche du fait de leurs origines indigènes. La Terre-mère est peut-etre bien née dans les Andes. J’ai tout de même l’impression que cette mouvance est générale, et n’appartient ni à l’Occident ni aux Amériques indiennes. C’est la violence des médias et leur tendance à vehiculer des préjuges sur un continent qu’elle aime qui a poussé Géraldine à fonder un projet de cinéma basé sur une forme de documentaire poétique. C’est l’industrie de la pêche massive qui a suscité cette rebellion artistique chez les habitants de Puerto Aysen. Ce qui nous ramène à l’autre, au dehors – et ce qui est aussi à soi, dans le sens de ce qui nous appartient et de ce qui nous definit – est innombrable.

La couleur d’une montagne. Le calme de la mer. Le sourire tendre d’une étrangère.

Tout ce qui se fait voyage, ailleurs et chez soi.

Entre l’espace d’une porte, et celui de l’océan.

Dans l’air du temps.

 

Pochette de l'album du rappeur francais McSolaar, sorti en 2017

Pochette de l’album du rappeur francais McSolaar, sorti en 2017

 

Dans le lit de Magellan

Nous avons traversé la frontière à pied. Nous revenons au Chili par une route bordée de forêt, un grand lac. Depuis la douane argentine, il y a une beauté de paysage qui n’appartient à personne. Quelqu’un y a placé un chemin de croix et nous avançons au rythme des souffrances du Christ, fleurs en paysage, épines au front. Un chemin comme une histoire. Pique-nique à l’ombre de bras ouverts, près d’un ruisseau.

Une chienne nous suit. Nous l’avons croisée avec ses petits à Los Antiguos et, pour un regard, elle a tout abandonné, s’est prise dans nos pattes. Ses chiots dans cette dernière ville argentine, connue pour ses cérises et ses rencontres de motards. On craint qu’elle ne puisse pas passer la frontière et se retrouve là, dans le rien.

Trois femmes marchent en sens inverse, également suivies par un chien -même couleur, même taille-, et chacun siffle comme il peut pour récupérer l’animal de son pays et le ramener à la frontière adéquate.

Trois femmes au teint brun et un chien blanc et noir.

La rivière passe sous nos sifflements. Silence de la pampa.

Rien à faire. Notre compagne nous suit jusqu’à ce qu’on monte dans une voiture. Une famille nous emmène à Chile Chico, première ville chilienne de ce côté-ci, et on la laisse là, sur le bord de la route. Le regard d’une chienne contre celui d’une enfant, petite veste rouge et deux grandes couettes.

Ainsi notre retour au pays du Pacifique commence par un pincement au coeur, et une caresse.

 

Je l’avais quitté, ce pays, avant même que Tortuga n’ait réussi à larguer les amarres. Les ennuis s’étaient succédés à Punta Arenas, capitale de la région de Magellan, extrême Sud de la Patagonie avant la Terre de Feu, de sorte que tous nous avions hâte de quitter cette ville maudite.

Nous n’avions pourtant pas d’a priori sur cet endroit, qui devait accueillir notre nouvelle résidence et signer avec brio la fin de notre aventure australe. Le matin où nous arrivons, le port central nous ouvre ses portes et c’est avec soulagement qu’on attache les aussières à un vrai ponton. Pas besoin d’annexe ni de kayak. On regarde tout de même le gros pneu qui sert de parbatte avec un peu d’appréhension, ayant toujours bien en tête notre dernier passage dans un port de tanker, au Cap Vert, lorsque nous avions dû débarquer en catastrophe trois amies pendant que le bois du pont bâbord de Tortuga explosait sous la pression des vagues frappant contre la jetée.

Le bateau est de nouveau suspendu comme un hamac à ce sol trop haut qu’il nous faut escalader, mais ça semble tenir. On attache un dernier bout en travers, de sorte à pouvoir ramener le flanc de la tortue contre le pneu et mettre pied à terre. Tortuga est perdue entre deux gros ferrys. Un bout de mât dépasse, le coin d’une voile. Nos aussières comme des fils de pêche face à celles des paquebots.

L’équipage descend, se disperse, se cherche pour la première fois depuis dix jours. Sensation d’un sol stable. Chaise immobile. L’assiette tient sur la table et tout est fixe, les horaires, les murs,  l’horizon. Punta Arenas est une ville grise où il neige, pleut, vente – fait soleil. Brille. On change de climat comme de rue, d’une terrasse à un porche, les joues chaudes, les mains gelées.

On adopte ce lieu sans y réfléchir, bien qu’il signe la fin des canaux de Terre de Feu – la liberté pure. Une fois en ville, nous recherchons avant tout trois choses essentielles : Internet, pour dire à nos proches que nous sommes bien arrivés, une douche, pour ne plus incommoder les passants et pouvoir enlever nos bonnets sans faire peur, et un bon restaurant, pour savourer une bière, un morceau de viande. Un vrai café.

Tortuga et les gros

Tortuga et les gros

J’ai quitté Tortuga mon sac sur le dos, enlevé mon nom des pochettes jaunes réservées à l’équipage. C’est la deuxième fois que je débarque du navire depuis que nous avons quitté Paimpol, début mai. Je retrouve Jérémy et laisse ma place à Gilou, qui va rester à bord avec Géraldine, Thibault et deux nouveaux camarades, Timothée et Lucile. Ce sont des amis de Vianney et Julie, qui viennent participer à la résidence et à la navigation jusqu’à Puerto Montt. Timothée est architecte, Lucile programmatrice pour le festival de films sud-américains de Biarritz. Cette ville française ayant une importante population issue de l’immigration du continent latino-américain, il s’agit pour elle de trouver des films de qualité qui ne véhiculent pas d’idées superficielles ni de clichés. Un défi qu’elle s’emploie à relever toute l’année, enchaînant voyages et visionnages, pour satisfaire un public exigeant le temps d’une seule semaine. Un métier qui me plairait.

Jérémy et moi les croisons dans un bar avant leur départ. Timothée porte un foulard de soie noué autour du cou, Lucile a une voix douce et relance toujours la conversation pour savoir ce qu’on pense, ce qu’on ressent. Ils sont d’une délicatesse et d’un calme tous les deux, qui me rappellent qu’il y a des gens qui vont tous les jours au travail aux mêmes horaires, qui ont des enfants qui grandissent, et pour qui il n’est pas normal de vomir deux à trois fois par semaine à cause du mal de coeur. À côté, Jérémy et moi tranchons net. Par nos habits, par nos manières. Il me semble que ça faisait longtemps que nous n’étions pas sortis en société, avec des compagnons qui ne sont pas sur la route depuis des mois et qui se demandent peut-être pourquoi je porte toujours ma marinière, même quand elle est sale, même quand la mer est à des kilomètres.

Eux semblent totalement indifférents à ce décalage. Timothée raconte les navigations qu’il a déjà effectué en Terre de Feu, sur un navire plus petit encore que Tortuga. C’est lui qui nous parlera pour la première fois de la Carretera Austral, la route chilienne que nous rejoindrons en traversant la frontière depuis Los Antiguos. Entre la région de Magellan et le début de cette route, il y a près de mille kilomètres de parcs nationaux inaccessibles en voiture, coupés de tout chemin. Obligés de faire un crochet par le sol argentin pour rejoindre le centre de la Patagonie chilienne. Je prends des notes sur un papier, et le remercie pour ses conseils.

Stéphane aussi débarque et laisse sa place au nouvel équipage. Il partira voyager vers le Nord pendant que Jérémy et moi suivrons le bateau par voie terrestre, suivant la Carretera Austral et les sentiers de l’île de Chiloé jusqu’à ce que je puisse rembarquer à Puerto Montt.

Quitter Tortuga et sa capitaine, c’est repartir de chez moi. J’ai l’impression de renouveler le choix du grand saut à chaque fois que je m’éloigne d’elles. Je ne m’habitue pas à les savoir en mer sans pouvoir prendre part à leurs aventures et leurs déboires. La mère de Géraldine, Christine, relaie ses messages Iridium sur un groupe Whatsapp mais ces courtes nouvelles ne me suffisent pas. Je voudrais entendre la voix de Gé me dire que tout va bien, et dormir près d’elle. J’ai renoncé à cette navigation pour connaître la terre, ses gens, mais j’ignorais alors ce qu’étaient les canaux. Tortuga va y rester encore un bon bout de temps avant de rejoindre pleinement le Pacifique. J’attends avec impatience le récit de ces aventures, et me promet de vivre assez de mon côté pour avoir quelque chose à leur raconter à leur retour.

 

Une journée passe à Punta Arenas. Je trouve une auberge. Géraldine s’occupe des démarches administratives. On s’écrit par téléphone et, au fur et à mesure que l’après-midi avance, je vois monter l’état d’urgence entre mes camarades. D’abord c’est une aussière qui casse. L’arrière de Tortuga se retrouve libre, abandonné aux vagues et aux remous. Sans le bout rajouté à la dernière minute pour nous rapprocher du pneu, l’étrave serait allé frapper directement la jetée, et qui sait comment aurait résisté l’acier de notre coque à un coup si violent… Par quel miracle le bout de travers a tenu alors que l’aussière a lâché? Peut-être la marée était-elle déjà au plus bas lorsque nous l’avons mis, et il n’a pas eu à supporter tout le poids du bateau-hamac. En tout cas il a sauvé la tortue d’une mort quasi-certaine, et on le bénie.

Revenue à bord, Géraldine rassemble son équipage. Le temps que tout le monde arrive, le bois du pont bâbord éclate de nouveau, et un chomard s’ouvre littéralement en deux sous la force de l’aussière avant. Les amarres restantes sont larguées, et Tortuga va se réfugier dans un port à dix kilomètres de Punta Arenas. Le centre ville n’est plus accessible qu’en faisant du stop ou en marchant; et dire qu’on se réjouissait de ne pas avoir à sortir l’annexe…

Commence alors une sorte de ballet que je suis de loin sans trop rien y comprendre. Le gros temps empêche mes camarades de rester amarrer aux bateaux de pêche du petit port, la mer faisant frapper notre acier contre leur bois et repeignant nos parbattes aux couleurs de leur coque. Ils jettent une fois l’ancre, réussissent à revenir au port, puis décident de se rendre à Porvenir, un village sur l’île qui fait face à la capitale de Magellan. On discute d’organiser la résidence là-bas, puisque rester à Punta Arenas est impossible pour Tortuga. Le rendez-vous donné, Jérémy et moi nous apprêtons à prendre des billets de ferry pour Porvenir quand Géraldine m’écrit que l’armée lui a refusé la sortie des eaux, alors qu’ils étaient déjà à mi-chemin. Ils font demi-tour, dépités, et reviennent s’amarrer au petit port de pêcheurs.

Je sens mes amis à bout de nerfs. Il y a quelque chose qui se passe mal pour nous ici. Pour la première fois, nous sommes prêts à déclarer forfait. Tortuga n’est pas à sa place dans cette baie, et nous nous mettons à détester cette ville froide et intenable.

Jérémy et moi nous faisons littéralement jetés de notre auberge une après-midi pluvieuse par une tenancière qui nous crie que “si les Chiliens sont pauvres, eux au moins, ils sont propres”. Toutes nos affaires sont à la laverie et on cherche un nouveau toit habillés en pyjamas, juste une veste sur le dos et même plus de chaussettes dans nos chaussures.

On dit alors qu’on croise notre copain Murphy. C’est un gars qu’on abhorre, et qui continue pourtant à vouloir nous rendre visite. Géraldine parle souvent de lui, son niveau d’attention ne montant jamais aussi vite que lorsqu’elle perçoit soudain la succession de petites erreurs, petites faiblesses. Qu’on ouvre la boite à problèmes, et ceux-ci vont se mettre à sortir de plus en plus vite, de plus en plus gros. C’est sa loi, à Murphy. Qui dit que “tout ce qui est susceptible de mal tourner tournera nécessairement mal”. C’est pourquoi il faut réagir vite quand quelque chose semble clocher ou être sur le point d’aller de travers. En mer cela prend tout son sens, en particulier lorsqu’on a vu une simple erreur d’enroulage de génois provoquer un pique de vitesse dangereux pour le navire, une faiblesse du mât principal, et un noeud entre les ris de grand’voile et le palan d’une des bastaques.  

Aussi Géraldine mène-t-elle une guerre à Murphy, prévoyant toutes les suites possibles à nos négligences, et veillant à nous les faire connaître. Qu’on soit prêt si quelque chose tourne mal – mais surtout, qu’on reste maître de ce qui nous arrive, et empêche Murphy de monter à bord.

La croyance de notre capitaine dans les prophéties de ce personnage est telle que je le vois vraiment à présent comme une sorte de mauvais démon qui s’infiltrerait parmi nous à chaque fois que nous n’y prenons pas garde. Pas une navigation sans que son nom soit cité, en constat ou en menace. Il est le vrai rival de Tortuga, le premier ennemi que nous avons à combattre.

Le revers de cette superstition de Géraldine -qui nous protège bel et bien de maints déboires-, c’est sa confiance indéfectible dans l’esprit positif. Qu’on croit dur comme fer que quelque chose va fonctionner, on attire vers nous toute l’énergie nécessaire pour qu’elle fonctionne. Qu’on dise au contraire que ça ne va pas marcher, et on peut être sûr que ces énergies sont coupées nettes, et que le tout va couler. C’est une chose dont notre capitaine est si convaincue, que je la crois capable de nous en vouloir s’il nous venait à l’esprit de parler négativement des suites du projet ou d’une navigation. Elle en serait blessée aussi sincèrement que si on avait donné réellement un coup à Tortuga ou craquer une allumette à côté d’une pellicule de film.

Que dire ? Sans cet optimisme à toute épreuve, Le Bato À Film non seulement n’existerait pas, mais n’aurait pas de ligne d’action. Mettre en avant ce qu’il y a de positif et de poétique dans le monde, c’est bien l’objectif que Géraldine nous donne, et ce qui fait la valeur de son projet, notre association. Murphy fait des apparitions, mais pour l’instant on le garde loin, très loin de nous.

En bref

En bref

Tous, nous décidons néanmoins de quitter Punta Arenas. Géraldine et son nouvel équipage attendent le feu vert de l’armée et remontent le canal vers l’île de Chiloé, sans cesse arrêtés par le mauvais temps et des vents contraires mais profitant de la beauté des canaux. Jérémy, Stéphane et moi grimpons dans un bus après avoir échoué à être pris en stop, et regardons avec soulagement les rues de la capitale s’effacer derrière nous.

Qu’à cela ne tienne, nous ferons une résidence volante. Lucile, Timothée, Gilou, Thibault et Gé préparent les dessins et le storyboard avant qu’on se mette à la recherche d’un acteur local de Puerto Montt pour faire une voix off. Ce n’est pas comme ça qu’on voulait travailler. On s’adapte, même si le regret de ne pas connaître la région de Magellan reste là. On fera avec. Chiloé et Puerto Montt sont prometteurs.

 

A côté du port où se trouve Tortuga, il y a un musée qui présente les reproductions grandeur nature des navires avec lesquels Magellan et Fitz Roy ont parcouru les canaux du Sud. Le Beagle, conduit par Fitz Roy dans le canal qui portera ensuite son nom, est posé sur une plage déserte, sans fioriture d’indications sur son histoire. Un trois-mât entre les barques de pêche, auquel on accède en longeant le littoral, comme par mégarde. Tortuga un peu verte de jalousie, même si elle fait semblant de ne pas les voir.

Le bateau de Magellan n’est pas plus grand, mais plus incurvé et avec pléthore d’informations cette fois. Des mannequins y sont disposés pour montrer le rôle que chaque marin pouvait avoir à bord. Nous nous y sommes baladés, Jérémy, Stéphane et moi. On s’imagine ce que ça nous ferait, d’être matelots sur un tel navire, de pouvoir monter au mât par des filets et dire qu’on a “découvert” des terres, aussi habitées soient-elles.

Une des repliques existantes de Victoria, navire de Fernand de Magellan

Une des repliques existantes de Victoria, navire de Fernand de Magellan

Quand je pense aux colons de cette époque, il m’arrive de me dire que eux aussi, peut-être, ils ont dû se sentir infiniment tristes, et seuls, lorsque les maladies de leurs corps ont tué les indigènes, sans qu’ils s’y attendent, sans même qu’ils le comprennent. On dit que le rhume a été particulièrement meurtrier. Ceux qui ont voulu s’étreindre, et ont éternué, sont-ils morts de chagrin?

Dans le lit de Magellan, j’aperçois un chat noir empaillé, roulé en boule sur l’oreiller du capitaine. Je m’approche et, la main tendue, reçoit un petit coup de langue. Un chaton minuscule émerge des draps, suivis par cinq autres. Leur mère se réveille et me regarde, me laisse la caresser et admirer ses petits. Stéphane et Jérémy sont accroupis à côté de moi, et pendant ces quelques minutes nous ne sommes plus en mer, plus sur terre. Des chatons miaulent dans le ventre fantôme d’un navire de légende. L’oreiller chauffé par une vingtaine de pattes, avant que ne revienne l’explorateur, le grand capitaine. Les cartes sont déployées sur la table, la longue vue prête à servir.

Que nous réserve cette traversée dans le Nouveau Monde?

 

J’y suis à chaque instant.

Avec Géraldine. Je la croise une dernière fois sur le bord de la route. Elle passe devant moi en taxi alors que je fais du stop, arrête la voiture et m’enlace, me fait voler par-dessus terre en tournant, tournant sur elle-même, tournant comme elle seule sait me faire tourner la tête.

A ma capitaine.

Reviens que le voyage reprenne. Les jours ici se passent en t’attendant.

Sans toi la route n’est plus la même.

 

À réinventer.

 

Au sommet du monde

Nous avons quitté Puerto Williams après cinq jours d’une grande tranquillité. La petite ville australe sert de base militaire et les maisons blanches s’y enchainent, dortoir coquet qui accueille des hommes en uniforme, sévères et pourtant tout sourire, imposant et doux dans leurs manières. Ils semblent là en vacances. On s’adresse à eux d’un geste de la main et toujours, ils nous demandent si on a besoin de rien. On est au bout du monde un peu comme chez nous et l’envie de partir ne se fait pas sentir.

Gilou, Stéphane et Géraldine travaillent sur le bateau pendant que j’écris à la terrasse du musée ethnologique de la ville. C’est une grande bâtisse qui possède un mirador. Les vitres ouvrent sur le canal de Beagle et les plaines. Alors que j’ai les yeux dans le vague, concentrée sur les mots, des chevaux se mettent à galoper dans le jardin qui encadre le bâtiment et font tout un fatras que personne ne remarque. Il y a en arrière plan continuel de tout ce qu’on regarde ces montagnes, et le canal.

Le musée est parfaitement silencieux, rares sont les touristes. Je rencontre le directeur pour évoquer avec lui la possibilité d’une projection de nos films et il m’ouvre sa salle de projection, pour le soir même ou le lendemain. Simplement, me dit-il, il n’y aura pas de public. Personne ne va au cinéma ici. A moins que les œuvres concernent directement leur ville, précise-t-il tout de même. Je lui demande le pourquoi d’un tel désintérêt, dans un village où l’absence d’événement nous avait fait croire que nous ferions un tabac.  Il me répond que c’est comme ça que sont les gens ici et qu’il n’y a rien à chercher. Très bien. Nous ne ferons pas de projection car nous n’avons pas le temps de faire du porte à porte pour faire connaître notre projet, mais j’aurais aimé diffuser Bandera Preta et O Beijo ici. Une autre fois.

Dans une des salles, des pancartes expliquent la signification des peintures faciales des indigènes. Des lignes pour la puberté, d’autres pour le mariage, le passage à l’âge adulte, la chasse, la pêche. Les récits sont basés pour la majorité sur le témoignage d’une femme nommée Cristina Calderon, dernière représentante d’une des ethnies locales.  C’est une vieille dame dont on croise souvent le visage. On croirait que ses histoires datent d’un millénaire; elle est née en 1928 et vit toujours. L’espace-temps de cette région est insaisissable. Nous qui sommes de passage, nous ne pouvons que tendre la main vers cette histoire sans la toucher, sans la sentir. Un souvenir qui nous échappe.

Photographie de deux hommes Selk'nam, une ethnie proche des Yaghans, vivant également en Sud Patagonie et Terre de Feu

Photographie de deux hommes Selk’nam, une ethnie proche des Yaghans, vivant également en Sud Patagonie et Terre de Feu

Aujourd’hui Puerto Williams sert avant tout de point de départ aux grandes aventures marines. Les navigateurs qui empruntent les canaux de la Terre de Feu cherchent  à rejoindre le Cap Horn et l’Antarctique. Nous en avons rencontré au Micalvi, le bateau échoué qui sert de capitainerie à Puerto Williams. Un équipage de huit Polonais qui échangent des chansons de beuverie contre les mélodies douces de Géraldine. La soirée continue à bord de leur navire, et on leur fait manquer leur départ matinal à coup de rhum et d’anecdotes. Comme tous ceux qui s’aventurent dans ces eaux-là, ce ne sont pas des marins de pacotille. Tous, ils sont Cap-horniers, et connaissent les reliefs du Pôle. Parmi leur équipage il y a une femme, Eva, qui semble plus forte et volontaire que tous les autres gars réunis. C’est sûrement ce que ça demande, pour être équipière dans un équipage d’hommes sur un brise-glace. Elle me raconte que, si atteindre l’Antarctique est difficile, rien n’est plus dur que les navigations à l’extrême Nord. Cela fait huit ans qu’elle et son capitaine, un grand bonhomme à barbe du nom de Majeck, vont d’un bout à l’autre du monde à la recherche de la glace. C’est ça qui leur plait, le pilotage entre les icebergs, les quarts de nuit par des températures impossibles, tout en défi, tout en bravade. A côté d’eux, on ne fait pas grosse mine, et notre petit bateau en acier semble fragile. On échange nos numéros de téléphone satellite, qu’on n’hésite pas à les joindre en cas de pépin, et peut-être rendez-vous à Panama dans quelques mois.

Ainsi le Cap Horn garde-t-il son statut de mythe, malgré le fait qu’existent à présent des ferrys pouvant transformer des centaines de touristes en Cap-horniers en un aller-retour, coup de magie à 2 000 euros qui coûte plus à la légende marine qu’aux gros porte-feuilles.

Une dernière fois avant de larguer les amarres, on réfléchira à tenter tout de même ce grand Cap, quitte à renoncer à huit jours de navigation de canaux en canaux, criques en criques. Ça nous fait rire et nous partons dans les eaux calmes de Beagle, sans un regard en arrière.

La beauté de ce qui s’ouvre devant nous est paisible, et silencieuse.

Le canal de Beagle devant Puerto Williams

Le canal de Beagle devant Puerto Williams

Assise sur le rivage, je regarde Tortuga. Gilou, à côté de moi, allume une cigarette qui flambe un instant dans la pénombre du soir. Notre navire est posé sur une mer transparente et immobile. Amarré avec deux bouts à l’arrière et l’ancre à l’avant, la tortue joue à l’araignée de mer, et ne bouge pas d’un pouce. On se dit, le marin et moi, que ce bateau a enfin atteint le milieu pour lequel il est fait. Le grand Sud, blanc et vert comme ses lignes. C’est la première fois qu’il descend aussi bas, et nous aussi.

Pourtant, tout nous donne l’impression d’être tout, vraiment tout en haut. Le sommet des montagnes, à la lisière de l’eau. Un vague espace de terre en cascade, la pointe accrochée aux nuages et la base immergée, submergée par les marées, les vagues du mauvais temps. Le monde se mire dans une mer traversée de glace. La neige à la cime,  et les arbres penchés par le vent sur les flancs. Ces montagnes sont les dernières, après on ne parlera plus que de glaciers et d’étendues blanches. On y plonge, chaque soir, après l’amarrage, en forêts vierges, forêts humides et froides, pourtant si vertes, si vives.

C’est un coussin plus qu’un sol. Tout y est mou. Les arbres tombés se transforment en mousse ; la terre est marécage. Ce qui est dur reste près du visage, les pieds flottent de matelas en matelas. Parfois on s’enfonce jusqu’aux genoux. Nos bottes, qu’on n’enlève plus. Les mains qui cherchent à tenir, et étreignent. Une forêt comme un câlin qui pourrait nous engloutir. Pourquoi partir ? Je n’ai jamais été aussi bien. On navigue au moteur et j’écris, monte nos films de voyage, lis toujours Coloane.

Celui-ci raconte dans une des nouvelles du recueil Tierra de Fuego que les phoques vont au Cap Horn accoucher de leurs petits. Je pars de là. Il faut écrire le scénario du prochain film. Je ne sais pas par où commencer et c’est Gilou, ce soir-là, qui me donne la clé. Nous sommes au sommet. Question de carte. Renversons la et cette géographie prend sens. Qui a dit que le Sud était en-dessous du Nord ? Les pays de l’Europe bien posés sur ceux d’Afrique. Ce hasard.

On joue à l’histoire inverse et prend pour personnages la tribu des Yaghans, aussi appelés Yamanas. Je les retourne en Anamays et raconte les femmes qui pêchent les moules, les hommes couverts d’or. Ils naviguent d’île en île dans des canots où brûle un feu tenu par des pierres. Leurs habits s’arrêtent à la taille, une peau enroulée sur les hanches et à peine un pan de fourrure sur les épaules. Les Européens les nomment « nomades en canot ». Comme si on pouvait naviguer et être fixe. Je ne sais plus quoi penser de ces regards, ce continent donne trop l’impression de ne pas être ce qu’il devrait. A peine né, il semble vieux déjà. On vit ici dans le souvenir d’un temps qui a définitivement disparu, une jeunesse qu’aucun de nous n’a vécu. Ce qui a été construit est beau et valable, mais qu’y avait-il d’autre ? Si les Européens avaient bien lu leurs cartes, touché les Indes. Que ce monde-ci reste intact.

A terre

A terre

On se raconte des histoires, Gilou et moi, assis sur un tas de mousse les fesses humides, les mains froides. Une musique douce s’élève du ventre de Tortuga. Géraldine, Stéphane et Thibault ont mis du Chopin et cet instant est irréel. Je le grave en moi. Y reste.

Demain dès l’aube, nous repartirons voguer dans les vallées inondées, entre les arbres. On voit la terre en permanence, et l’horizon. A l’ouest se profile petit à petit l’océan Pacifique, on y débouche parfois et son impétuosité contraste avec le calme de Beagle, nous rappelant que nous sommes toujours en mer malgré la sensation de lac, de rivière. Passent les jours au son du moteur, le pilote automatique branché presque en permanence, les voiles en grève. On ne tire pas de bord entre les falaises. Le vent vient de face et nous n’avons pas le temps de manœuvrer au près. On avance, vitesse constante, et je dois admettre trouver mon bonheur dans cette allure bruyante mais stable. Je peux enfin poser ma caméra sur le pont et laisser tourner. Ce qui défile dehors, tout est à garder.

Plus que les canaux, je me repais des forêts, de tous ces verts gris, rouges bleus, qui ornent la terre et la font disparaître sous un dégradé improbable de nuances saveur mousse. Chaque soir, nous entrons dans une crique protégée du vent et amarrons Tortuga aux arbres. Troncs morts ou vifs, nos nœuds marins se mêlent aux branchages, s’ajoutent au labyrinthe. Debout dans l’annexe, l’un de nous emporte la fin d’un bout de cent mètres et le mène jusqu’au rivage, ondoyant dans l’eau avant d’être tendu à bloc. On attache et tire, ramène la tortue le plus près du sol, au loin des vagues.

Ensuite mes compagnons descendent, rejoignent la rive. Je les regarde et dans ces moments-là, me sens loin d’eux. Ces marins perdus en terre ferme. Ils sont beaux dans leurs vestes de quart, leurs habits de mer. Bottes de caoutchouc gris, capuches jaune pétant. Découvrant la plaine, ils me donnent la sensation d’évoluer là malgré eux, comme s’ils s’étaient trompés de voyage et qu’ils arrivaient tout équipé pour l’océan dans un bain de vert pur.  Habitués au grand large, ils écartent des doigts les feuilles de leur visage. L’horizon ici est en millimètre. Gilou s’agenouille et photographie le monde qu’il y a sous nos pieds, dans les toisons.

Un marin en forêt

Un marin en forêt

Le toucher est pleine surprise: parterre duveteux et mer rigide, des morceaux de glace qui bruissent en explosant à l’étrave. Un éclat comme une mélodie. On dira qu’on est en terre hostile; on dira que dormir ici n’a jamais été aussi doux. Ce sentiment d’être entourés de ce qu’on est venus chercher. Occuper la beauté et l’inconnu comme une demeure, porte fermée, fenêtre sur tout. Notre périple vient de prendre un nouveau tournant, et pour la première fois je touche du doigt un absolu rêve d’aventure. Enfin, c’est Le Nouveau monde de Conan Doyle. Nous traçons les sentiers à la force de nos pas. Montons par où nous plait. Descendons par où on peut, accrochés aux arbres, pliés sous les branches et les épines.

A part les pêcheurs qui viennent chercher oursins et araignées de mer, presque personne ne s’arrête ici. Ceux qui le font sont de passage, ils laissent des pancartes avec le nom de leur navire et une date. Certains se sont même amusés à faire des mannequins en tissus et à les habiller de cirés. On les voit de loin, oranges ou jaunes sur le gris pâle des fins de journée, et je me rappelle les ombres qui nous accompagnaient parfois au large, lorsque nous longions la Patagonie argentine.

Forêt, Stéphane et Gilou

Forêt, Stéphane et Gilou

Stéphane m’accompagne. Alors que Géraldine, Thibault et Gilou restent près du rivage ou sur Tortuga, je m’enfonce avec mon ancien second au plus profond de ce que permet la forêt. Passage autorisé, forcé entre les pierres et la terre meuble, des branches comme des prises, des poignets de porte vers un monde que j’espérais et qui me bouleverse. Chaque mètre gagné est une victoire contre la vie commune. Je tiens l’aventure dans ma main et serre, serre pour que pas une seconde ne s’échappe. Je voudrais crier à Stéphane que je l’aime d’être là, et que ce monde nous appartient.

On crie ensemble. Parle pendant des heures de tout ce qui nous anime, ce qui nous touche, ce qui “nous enlève un peu de plaisir” comme dirait la Laurence du film de Dolan que nous avons découvert ensemble. En somme, nous parlons d’amour. Puisque c’est là tout ce qui dirige nos vies. Nous frôlons aussi la politique, l’économie, nos croyances terre à terre en un optimisme résolu. Il voudrait que j’admette que le capitalisme pourrait être pensé différemment, et devenir plus juste, plus fraternel. J’essaye de le convaincre que la pauvreté et l’exploitation sont des conséquences directes de ce système et nous tournons en rond jusqu’à nous perdre, descendant les falaises en s’aggripant aux feuillages humides, le ton qui monte, les joues chaudes, l’amitié en combat et toujours victorieuse. Ses amours sont libres, les miennes tortueuses. On voudrait vivre vieux. On voudrait pouvoir embrasser n’importe qui et qu’on nous laisse en paix. S’allonger sous les arbres. Il croise une cascade et se jette dessous, tout habillé, les bras au ciel – toute existence, toute reconnaissance, nous sommes au sommet du monde et jamais ne redescendrons.

Un temps comme la préhistoire. Une semaine. Thibault debout sur le pont, Gilou à l’étrave. Géraldine, une reine qui nous offre le dernier royaume. Fidélité à toute épreuve. L’équipage est entré dans la mémoire comme une aiguille dans la peau. Ineffaçable.

 

On lève l’ancre.

 

Stéphane, lors d'une de nos balades

Stéphane, lors de nos balades