Réunis dans le cockpit, nous attendons que l’un d’entre nous se décide et prenne la parole. Il fait un soleil radieux à Puerto Williams, et nous n’avons pas froids malgré l’heure matinale. L’eau chauffe sur le gaz, des tartines d’avocat écrasé sont prêtes pour le petit-déjeuner. Tortuga est tellement stable, amarrée entre deux navires sur les eaux immobiles du canal de Beagle, qu’on la croirait endormie, inerte.
La tortue se repose après une traversée de douze jours qui lui a beaucoup demandé. Nous sommes partis de Puerto Madryn la fleur au fusil, prudents mais sans crainte, profitant de la chaleur quand le vent baisse et rouspétant dès qu’il remonte. Admirant les paysages. On longe la côte, pas besoin de prendre le large cette fois, bien qu’on ne voit que rarement la terre on la sait là, tout près, et s’invente parfois des lueurs qui ne sont que des étoiles, des reflets.
Très vite, la bulle se referme sur notre équipage. On perd la notion des jours et nos heures se comptent en quart. Le mois d’octobre passe et novembre vient sans faire de bruit. Un chiffre qui change sur le livre de bord. Ça fait longtemps qu’on ne suit plus les saisons. Ici elles traversent les jours, plusieurs fois l’hiver, plusieurs fois l’été. L’automne dans les feuilles mortes des forêts meurtries par le vent au sommet des montagnes. Le printemps, en nous, toujours.
On ne s’éloigne pas de la terre, car on veut la visiter. Sans débarquer, simplement entrer dans ces criques, caletas locales, faire du pilotage en Patagonie comme à Paimpol en alignant caillasses et arbustes. La première qu’on découvre se nomme Caleta Hornos, et on prend bien sûr ça comme un présage. Petit entraînement au Cap, une cavité à rebrousse-poil qui nous fait pénétrer la pierre comme un mystère, lac serti de falaises, roche rouge et brune. Le soleil décline et nous manquons de temps pour pouvoir gonfler notre nouvelle annexe, achetée à José Luis à Puerto Madryn, précisément dans l’idée de faire ce genre de tourisme.
Qu’à cela ne tienne, Vianney enfile son lycra et saute à l’eau. Il nage et rejoint la rive, grimpe sur terre. On reste sur le pont et regarde cet ami dont soudain tout nous sépare. Chacun dans un monde. Il monte de quelques mètres et trouve un crâne de vache posé sur un bâton, au pied duquel attend un livre d’or. Ceux qui passent ici y laissent un mot, une signature, un dessin ou même une photo. Un stylo est à disposition et Vianney écrit « Le Bato A Film, Tortuga, 25 octobre 2017 ».
C’est le lendemain de notre départ et ce jour-là, tout va bien.
Penché sur l’ordinateur, le nez dans les fichiers météo, Stéphane nous prévient que le vent va forcir. Gilou et Géraldine regardent à leur tour les prévisions et décident qu’on ira se réfugier à Puerto Gallegos, le temps que passent les rafales. On change notre route et commence à viser la ville, la montée est prévue pour le lendemain et personne ne s’inquiète. La vie à bord suit son cours malgré le froid qui descend lentement sur nous avec la nuit.
Je m’allonge dans ma couchette et me dit que peut-être, Jérémy sera à Puerto Gallegos, que je pourrais longer le front de mer à la recherche d’un saxophoniste et le surprendre. Je ferme les yeux et sens soudain un changement dans le roulis du bateau, comme si Tortuga venait d’être propulsée d’une pichenette et continuait à tanguer sous l’impact. En cuisine, Géraldine attache sa sangle et tient fermement la marmite de lentilles qui suit les mouvements de la gazinière, de plus en plus amples.
Un ris a déjà été pris sur la grand’voile, raccourcie ainsi par le bas, et nous avons enroulé le génois pour n’être plus que sous trinquette à l’avant. La capitaine confie le plat à Stéphane et décide d’aller prendre le deuxième ris, de sorte à ce que la voile soit cette fois réduite de moitié. Vianney et elle enfilent leurs gilets de sauvetage et montent sur le pont alors que le soleil vient de disparaître. La nuit s’installe. Ils vont en pied de mât et libèrent la drisse pour pouvoir descendre la voile suffisamment, accrocher le croc de ris à la bôme, ferler la toile inutilisée et remonter ensuite celle qui reste.
Ils ont à peine fini que soudain, une partie de la voile se déchire sous la pression du vent. Celui-ci ne cesse de monter, et le silence nocturne est maintenant habité du ronflement rageur de l’éolienne lancée à toute vitesse, ainsi que du bruit lourd des vagues qui viennent frapper la coque de plus en plus fort. Géraldine et Vianney prennent le dernier ris, faisant de la grand’voile un triangle déséquilibré, plus petit encore que la pauvre trinquette qui se fait balloter à l’avant.
Ce triangle suffit à nous mettre à la gîte. Le ris est à peine pris que Géraldine décide d’affaler totalement la voile, et d’avancer sous trinquette seule. Elle rentre dans le carré et regarde à nouveau les prévisions météo, bien en deça de ce qui est en train de venir dehors. Nous n’avons pas préparé le bateau pour un tel temps, et bientôt la consigne est donnée d’attacher nos sangles au bois du cockpit avant même de sortir, de ranger tout ce qui est coupant et lourd, et de bien se tenir.
Ce n’est pas encore mon quart et je suis assise dans ma couchette avec un seau pour vomir. Les vagues n’ont beau pas se creuser, elles ne cessent de renverser Tortuga sur un côté puis sur l’autre, et je perds vite mes forces à rendre tout ce que mon estomac contient.
Malgré mon esprit engourdi, je perçois que quelque chose est en train de changer dans l’équipage. Ce n’est pas une rafale qu’on subit, mais le début d’une tempête. Gilou, qui est le marin le plus expérimenté d’entre nous, est devenu silencieux.
Hercule ne tient plus la barre et c’est à l’équipage de mener le bateau. Le froid, à l’extérieur, est indescriptible. Le souffle vient du Sud, directement de l’Antarctique. Chacun s’harnache de gants, bonnet, et tout ce qu’il a, empilant les couches comme des garde-fous contre un ennemi qu’on découvre vraiment ici pour la première fois. Lorsqu’il prendra la barre, Stéphane s’obligera à bouger doigts et orteils en permanence pendant les deux heures qu’il doit tenir. Sans quoi il les aurait perdu, dit-il. A cette vitesse de vent, la température ressentie peut descendre en dessous de -20°C.
Géraldine, qui a dû prendre la barre juste après l’affalage de la grand’voile, n’aura pas le temps de se couvrir assez. On l’entend pleurer dans le cockpit, les doigts totalement gelés par le vent, et pourtant elle nous assure que ça va passer. J’étais allongée avec mon seau et incapable de réagir, mais je me demande maintenant comment ça se fait que nous l’avons laissée là, sans lui prendre le gouvernail pour qu’elle puisse aller s’habiller. Elle ne nous a rien dit. Sur l’instant nous n’avons pas compris, et nous le payerons les jours suivants en ayant une capitaine terrassée par une angine, allongée sous antibiotiques et mise hors quart pendant plus de deux jours.
Mais sur le moment, elle tient bon. Ils tiennent tous bon. On m’interdit de sortir à cause de mon manque d’expérience dans ce type de temps, et j’en suis vexée jusqu’aux larmes. Je me lève quand même et déclare que je ferai mon quart comme les autres. Je mets le nez dehors et la force du vent, le froid glacial qui me saisit soudain le visage, la mer qui traverse le cockpit de part en part, me donnent un coup tel que je vacille jusqu’à l’évier et me remets à vomir, cette fois le cœur pris dans le doute de ce qui nous reste à vivre.
Je retourne me coucher, une casserole dans les mains, et écoute les yeux grands ouverts ce qui se passe à l’extérieur, cherchant à être utile en relayant les indications que Géraldine et Stéphane donnent à tour de rôle.
Vianney chante. Il est à la barre quand la tempête arrive à son paroxysme et que la mer se transforme en quelque chose d’inconnu. L’océan vient de prendre un visage défiguré, immonde, que nous espérons tous ne plus jamais recroiser. Les vagues disparaissent pour laisser place à des poings qui ne viennent plus frapper Tortuga, mais la serrent dans leur étau et en font un jouet de papier. Je crois encore que le vent va pouvoir redescendre quand quelque chose nous touche soudain, une sensation comme un doigt qui se serait posé à bâbord et aurait dévier le navire à angle droit sans effort, avec un bruit assourdissant. Une bombe vient d’exploser contre la coque et Tortuga a tourné sur elle-même. C’est ce qu’on appelle une déferlante, un vague qui submerge totalement le bateau et demande au barreur de rester bien accroché au gouvernail pour ne pas passer par-dessus bord. Géraldine hurle depuis le carré et Vianney répond.
Nous avons affalé la trinquette et nous sommes retrouvés quelques minutes à sec de toile, ce qui n’empêche pas Tortuga de continuer à filer avec le courant et les vagues. Vianney et Gilou vont à l’étrave pour hisser le tourmentin, une toile minuscule qui suffira à nous faire atteindre parfois les 6 nœuds sous la force toujours grandissante du vent. C’est la première fois que nous l’utilisons, et nous ne pourrons plus le regarder de la même manière. Pour l’instant il n’avait servit que de décoration lors du Salon Nautique à Paris, et je le considérais plus comme un jouet que comme un moyen de survie. Il nous permet de tenir l’allure et de ne pas s’abandonner aux vagues. Tortuga est bringuebalée sans faire de montagnes russes. Commence là le moment d’attente et d’endurance que connaissent les marins lors des tempêtes : le bateau étant le plus sécurisé et adapté possible, il ne reste plus qu’à prendre son mal en patience et tenir bon. Nous sommes en fuite et je pense à Jérémy que je ne retrouverai pas à Puerto Gallegos.
Les déferlantes continuent d’exploser sur le pont et à chaque fois, nous retenons notre respiration et serrons les poings. Gilou me racontera ensuite que son état d’alerte et de concentration était tel qu’il est resté totalement tendu, agrippé à la barre, pendant les deux heures de son quart. Je sens les vagues qui le frappent, mais n’ai pas conscience de toutes celles qu’il parvient à éviter, son savoir-faire de marin à l’œuvre.
L’une d’elle vient frapper violemment l’arrière du bateau, le renversant presque jusqu’à l’allonger entièrement sur tribord. Basculée par dessus ses gonds, notre gazinière sort de son emplacement et fait un vol plané jusqu’à la table à carte, de l’autre côté du carré. Elle n’a pas encore touché le sol que Géraldine bondit pour couper le tuyau du gaz, qui vient de retenir l’appareil et de le couper net dans sa course, le faisant retomber à quelques centimètres des jambes de Stéphane, devant sa couchette. On a à peine le temps de réaliser ce qui a failli arriver que Gilou a déjà saisi le four et l’a remis à sa place, l’attachant cette fois avec un bout directement au mur.
Ils sont inquiets, je le vois sur leur visage. Et pourtant à aucun instant la peur ne vient. Je reste allongée et admire la façon dont chacun d’entre eux prend sa place, agit quand il le faut et toujours en conscience des autres, alerte, protecteur. Que Tortuga tienne, et nous arriverons au jour. Cet équipage est le meilleur que le navire ait connu. Géraldine a bien choisi ses équipiers pour descendre vers le Sud, et je découvre ce que sont des marins professionnels, mis à l’épreuve. Encore quelques heures et tout redeviendra calme. Déjà on n’entend plus que l’éolienne qui continue son bruit de moteur au décollage. On a eu peur qu’elle se décroche et vienne blesser quelqu’un, mais elle aussi est restée bien à poste.
La mer s’apaise. Stéphane et Vianney chantent, l’un à la barre, l’autre couché. Géraldine a les yeux grands ouverts et protège chacun de nos mouvements. Elle nous félicitera le lendemain, moi y compris bien que je n’ai rien fait, et nous la serrons dans nos bras car sa présence et ses ordres nous ont fait tenir.
Gilou nous confiera que, jamais dans sa vie de marin, il n’avait connu une tempête aussi violente. La mer a été clémente, ne dépassant pas les cinq mètres de vagues, mais le vent nous a tous abasourdis. On évalue sa force à 10 sur l’échelle de Beaufort, avec des rafales à plus de 11 lorsque le maximum connu est de 12. Cela signifie un souffle à plus de 100 km/h, venu tout droit de l’Antarctique, si bien qu’il nous a parfois semblé que l’écume se transformait en neige avant de nous atteindre.
La nuit a été dure, mais nous nous accordons tous pour dire que malgré tout, nous sommes heureux de l’avoir vécue. Cette expérience est une des plus fortes que les hommes de la mer puissent partager, et notre équipage vient d’être soudé à travers le temps, dans les souvenirs et les récits à venir.
Ainsi sommes-nous réunis dans le cockpit, sous le soleil de Puerto Williams. Arrivés la veille après une navigation magnifique dans le canal de Beagle, nous hésitons à repartir. Le Cap Horn est là, à portée de voile, à peine une journée et un rêve dans la paume.
Quelques jours auparavant, nous avons attendu dans une baie que le vent suive les prévisions météo et soit à notre avantage pour tenter la grande traversée. L’ancre lâchée, nous jouons aux cartes et préparons un gâteau avant que ne vienne le début d’après-midi et qu’on puisse partir. Des heures avant le moment prévu, le vent tourne, monte, et même les montagnes qui nous entourent ne suffisent pas à nous protéger de la violence de ce qu’on appelle ici les williwaws, des souffles meurtriers responsables du naufrage de bien des navires à l’époque où le commerce imposait aux capitaines d’emprunter cette route.
Nous restons jusqu’au soir, ne prenant même plus la peine de consulter la météo, l’ordinateur de bord ayant par ailleurs décidé de flancher ce matin-là, comme s’il cherchait à confirmer nos mauvais pressentiments. Tortuga devient un salon de vieilles dames, la table du carré étant descendue et recouverte de coussins, les parties de cartes s’enchainant avec une dégustation de thé et de petits biscuits.
Nous sommes bien là. Et nous serons bien à Puerto Williams. Pourquoi aller affronter un climat imprévisible et hostile, simplement pour ramener un trophée qui ne nous concerne pas ?
Parce que c’est le Cap Horn, et on hésite.
L’un après l’autre, chacun prend le parole et explique aux autres pourquoi passer ce Cap est capital, et pourquoi il y renonce.
Géraldine commence par rappeler que c’est un prix qui ne reviendrait pas au projet du Bato A Film, mais à nous seulement. Or le danger est tel qu’on risquerait d’endommager Tortuga et de remettre ainsi en cause toute la suite de l’organisation. En tant que directrice, elle ne peut pas prendre cette décision, malgré le fait que son cœur de marin rêve d’inscrire en lui le Cap. Stéphane, vice-président de l’association, la suit dans ce raisonnement même s’il a la sensation qu’il manque là une chance de devenir Cap-hornier. Il en rit, malgré sa déception.
Gilou parle alors, et nous déclare à tous qu’il reviendra avec son navire dans deux ans pour passer une saison en Terre de Feu. Il viendra et nous prendra comme équipage, et cette fois nous passerons le Cap Horn comme le font les gens d’ici, en prenant notre temps, en respectant le climat et en restant humbles face à tout ce qu’on croit savoir sur la mer et le ciel.
Il est assis sur les filières qui protègent l’arrière de Tortuga, et étrangement j’inscris cette image en moi. Ce marin vient de dire qu’il est satisfait par notre équipage, qu’il l’aime et que ça fonctionne. Mes relations avec l’ancien chef d’atelier des Glénans n’ont pas commencées facilement, la Transatlantique ayant été pour nous assez difficile, et ce n’est que pendant cette traversée que nous avons eu le temps de nous connaître et de nous apprécier. Sa déclaration me va au cœur, d’abord parce que Gilles Masson est proche d’un mythe dans le cercle de marins que je côtoye, que sa parole est d’or, et parce qu’à nouveau je ressens cet amour qui est propre à ceux qui ont vogué ensemble, qui sont équipage comme on est frères. L’idée que cela pourrait durer m’agrandit le cœur. C’est aussi la première fois depuis que notre voyage a commencé que je réalise qu’il y aura un après Le Bato A Film, et que cet après est encore plein de possibles.
Reviendrons-nous vraiment ici, tous les cinq, pour passer le Cap ? Qui sait. Je l’espère.
A la carga ! dirait Vianney.

Le Micalvi, navire échoué devant Puerto Williams, repère des marins venus passer le Cap et rejoindre l »Antarctique
Celui-ci est sur le départ, et ne s’exprime pas. Il ne passera pas le Cap et ça ne lui pèse pas plus que les plumes qu’il ébouriffe d’habitude quand il faut aborder un problème ou un sujet qui fâche. Son départ et l’arrivée de Thibault, mécanicien et moniteur de voile ayant fait toute la première partie du voyage avec nous, sont aussi dans les principales raisons qui nous empêchent de larguer à nouveau les amarres. On manque de temps. Il faudrait attendre patiemment la bonne fenêtre météo, et alors Tortuga pourrait filer toutes voiles dehors, sans risque, par une petite brise et un soleil comme on en rêve.
Je reste seule à devoir parler, et je sais que Géraldine redoute un peu ce que je vais dire car, de tout l’équipage, c’est moi qui tenais le plus à cette traversée.
J’y tenais, non pas en tant que marin, mais comme écrivain. Moitessier et Coloane toujours sur mon oreiller, c’est une page que j’ai du mal à tourner, à laisser blanche. J’ai la sensation qu’il manquera une rime dans le poème géographe que je tente d’écrire, et que celui-ci va en rester bancal. Que je revienne avec Gilou dans deux ans, ce texte-là ne sera plus à faire. Ces mots sont perdus, et je n’y peux rien.
Mais ce qui me console, c’est Puerto Williams, et sa réputation de bout du monde. Ici dit-on, l’homme s’arrête. Il n’y a plus que le vide et la glace ensuite.
Et je vois bien que ce n’est pas vrai. Tout autour de nous, la vie est intense. Les marins qui arrivent au Micalvi, le bateau échoué qui sert à la fois de ponton et de capitainerie à Puerto Williams, reviennent avec des récits des terres de l’Antarctique, de passages inconnus, de criques et de forêts plus vertes et plus denses que les Alpes.
Sur cette terre ronde, il n’y a aucun vide. L’absence est un mythe qu’inventent les jaloux et les aveugles qui ne savent ni voir ni partager. Même la glace a une odeur.
Et tout est encore à raconter.