Capitana

Voilà trois jours que nous flottons sur un drap méthylène. Nous sommes partis sur une mer belle, presque calme, et le temps est resté étrangement le même. Il m’arrive de me réveiller et de me dire un instant ah, nous sommes au port. Tant le navire est stable. Tortuga vacille d’un bord sur l’autre, imperceptiblement, paisible. Cette mer est un tissu uniforme que le souffle soulève. A des mètres au loin, nous voyons venir la vague, l’onde douce qui va venir lever les tonnes du bateau comme une brise bercerait une plume. Il n’y a rien, tout autour de nous. Rien que le bleu. Hier, nous avons passé la marche, changer de plateau océanique. De 100 mètres de fond, nous avons touché 5000. Notre sonde s’est éteinte et notre conscience aussi. Cette profondeur-là, nous ne l’imaginons pas. Notre monde s’arrête à la surface. Aux nuages. Le vide en bas, le vide en haut. Tortuga est une bulle verte, nous posons nos mains sur ses filières comme sur des parois : ici se déploie tout ce qu’il y a de nous. L’espace d’un navire suffit à être, et plus pleinement peut-être.

Nous avons repris le système de quart. Mes rencontres avec Andres et Alejandro se font plus rares. Ces deux amis sont arrivés à la résidence de La Rochelle un beau matin, et se sont présentés comme faisant partis de l’équipe d’organisation du Bato A Film au Chili. Leur présence plantait d’une façon soudaine la réalité de cet autre continent, cette autre équipe. Il y a bien un miroir là-bas, qui rêve et qui espère autant que nous la rencontre, le départ. Alejandro est un type doux et peu bavard. Il ne peut pas vivre sans musique et sourit facilement. Sculpteur sur bois, il commence sa vie sur Tortuga en réparant notre petite échelle. Finies les remontées en mode cachalot, un pied lancé sur la plateforme et le reste du corps pesant dans l’eau. On tire sur les bras en grimaçant et prie pour que ne se voit pas trop le gras du ventre. On va pouvoir remonter maintenant cheveux au vent, petit déhanché. Merci Alé.

Andres est tout de jean, tout tatoué. Un Zippo pour ceinturon et un décapsuleur en chevalière. Il porte attaché derrière lui un bonhomme jaune en peluche, bandeau de pirate sur l’œil gauche. Son maître a inscris sous ses pieds les noms de deux enfants, de deux amis différents, et Blass, comme il nous le présente, avance ainsi sur de bons souvenirs. Scénographe pour une version porno gay de Game of Thrones, acteur de théâtre de rue, professionnel du stop-motion, ce gars-là vaut bien à lui seul tout un monde. On rit ensemble quand il ne dort pas. J’aurais voulu être de quart avec lui pour apprendre encore l’espagnol mais on se croise aux repas. Parfois il reste assis seul sur sa couchette, à nous dessiner. Géraldine à la proue. Tous en rayures.

L'équipe d'organisation sud-américaine.  De gauche à droite: Leonardo, Gonzalo, Nelly, Alejandro, Fazu et Andres

L’équipe d’organisation sud-américaine.
De gauche à droite: Leonardo, Gonzalo, Nelly, Alejandro, Fazu et Andres

Andres et Alejandro ont pu embarquer sur Tortuga parce que Romain et Thibault ont refusé. Chance. Violaine est avec nous parce que je l’ai croisée, une heure peut-être, lors d’un stage à l’école des Glénans. Hasard. J’ai rencontré Géraldine grâce à Julie, connue par hasard sur l’île de Bornéo alors que je voyageais en Asie. Chance et hasard, encore.

J’étais partie là-bas pour écrire, et j’évitais tant que possible de me mêler aux touristes et en particulier à mes compatriotes. Quelque chose pourtant m’avait séduit dans cette jeune femme blonde, au rire joyeux. Un naturel vif et généreux comme on n’en fait plus. Nous nous étions revues dès mon retour à Paris et très vite une amitié s’était construite. Je partageais avec elle le goût des récits d’aventure et il ne s’était pas fallu longtemps avant que je lui mette entre les mains le livre qui m’a le plus touché dans ce domaine, l’autobiographie de Patrice Franceschi Avant la dernière ligne droite.

J’ai encore en moi parfaitement le goût provoqué par cette lecture. J’étais au Maroc, en mission de service civique dans le nord du Sahara. C’était la période du Ramadan et, au fil des pages, j’avais rejoins le jeûne de mes hôtes. Que mon corps accompagne la drôle de révélation intérieure que je vivais. Enfin il n’était plus question, il ne sera plus question de faire demi-tour. Je vois écris noir sur blanc qu’on peut vivre et se battre pour une certaine idée de l’existence. L’aventure comme pensée d’une vie. Depuis, cette volonté de définir et de comprendre ce qu’est l’aventure, et si elle peut encore être, m’habite avec autant de force qu’elle me fait agir. Sommes-nous marins d’eaux douces ou pirates ? Nos rêves cousus dans du sable. Si rêve il y a. C’est un poids qui fait défiler la pente à vive allure. Le choix même y passe.

Julie lisait encore cet ouvrage quand j’entendu parler d’une rencontre organisée à la librairie Gibert, dans le 5ème arrondissement parisien, en présence de Patrice Franceschi. J’étais curieuse de le voir, et j’invitais mon amie à m’accompagner. Nous étions assises face à l’écrivain, pas plus loin que le deuxième ou troisième rang, quand elle sortit un flyer de sa poche et me le tendit. Je regardais ce bout de papier qui portait en couverture une carte dessinée de l’Amérique Latine. Ce fut la première fois que j’entendis parler du Bato A Film et de Géraldine Marin. Le temps de la conférence, et j’étais décidée à l’appeler dès que Franceschi aurait quitté l’estrade. Nous prîmes quand même le temps, Julie et moi, de nous présenter à lui, ce qui nous permis d’apprendre qu’il était possible de visiter La Boudeuse le samedi matin à une certaine heure. Le trois-mâts mythique, qui a traversé bien des mers du monde, est amarré sur la Seine, à quelques mètres du pont Alexandre III et des Invalides.

Quelques semaines passèrent, pendant lesquels j’eus le temps de rencontrer Géraldine et de rejoindre son équipe en tant qu’écrivain-reporter. Je me souviens que la première fois que je l’ai vue, j’ai été frappée par la couleur de ses yeux. Ni bruns ni verts, ils sont d’un jaune amande, ocre, comme je n’en ai jamais retrouvé ailleurs. Des yeux de chat. Chat amoureux des mers…

Nous visitons La Boudeuse. Nous rencontrons Myriam. Elle nous dit que Patrice Franceschi est au Salon du livre, en dédicace. On se décide : dossier sous le bras, on se rend au Salon et cherche du regard le capitaine du trois-mâts.

Casquette et galons, chemise blanche. Franceschi nous accueille, nous donne rendez-vous. Sur La Boudeuse – non, dedans. Le ventre.

La bibliothèque.

L’aventurier corse nous fait descendre les marches qui mènent aux quartiers privés de son navire ; on sert les doigts sur la rambarde. Se suivent contre les murs, œuvres de philosophie et grands récits d’aventure. Kessel, évidemment. Ecrivain prolifique qui prétend préférer la vie intense à l’écriture mais qui signe chaque moment d’une phrase, comme on laisserait un baiser. Des âmes sœurs, dirait-on.

Le capitaine nous fait asseoir face à lui, et nous propose un whisky. Je sais que Géraldine ne boit pas d’alcool – un inconvénient de taille dans le monde de la marine -, je me demande si elle va faire une exception. Elle propose de l’eau et je dis whisky.

Notre hôte n’entend pas. Il repose la question et je réalise à cet instant-là, par ce détail absurde, frivole, qui il faut que j’accompagne, qui je choisis de suivre.

Ma capitaine et moi, nous trinquons à l’eau. Patrice Franceschi a accepté avec enthousiasme de parrainer le Bato A Film, on sort du fond de son bateau comme des pages d’un livre qu’on n’aurait pas osé écrire et qu’on vient pourtant de lire. On se sert la main tellement fort que notre cri de joie passe inaperçu.

La Boudeuse, amarrée à Paris

La Boudeuse, amarrée à Paris

Dans mon cœur, je prête allégeance. Un an va se passer avant que Tortuga largue les amarres de La Rochelle, un an intensif de travail et de préparation pendant lequel notre petite équipe œuvre à l’acquisition des moyens financiers et matériels nécessaires à la mise en place du projet qui occupe maintenant toute notre vie, présent et avenir. On cherche des sponsors et des mécènes, des gens qui croient dans nos ambitions et qui nous soutiennent souvent sans contreparties conséquentes.

Laurence Herszberg, la directrice du Forum des Images de Paris, avec qui je viens d’achever la rédaction d’un rapport ministériel sur le festival Séries Mania, accepte de rejoindre l’association en tant que marraine. Elle me confiera un jour, pour moi la mer c’est l’enfermement, votre projet est fou. C’est la folie qui nous mène, et dans ce domaine nous avons le bonheur de croiser quelques autres excentriques qui sautent à bord sans trop questionner. Sennelier, leader en matériel d’arts graphiques, nous envoie une male entière de pastels, de carnets de dessin, de pinceaux et d’aquarelles. Le Bato A Film gagne chaque mois en crédibilité, et en énergie positive. Cette loi de l’attraction, nous ne jugerons plus que par elle. On croise les doigts, fort, et parfois ça marche. Souvent. Sinon on recommence.

Géraldine rend son appartement et démissionne de son poste d’architecte. Je mets fin à ma période d’essai en tant que vendeuse à la librairie du MK2 Quai de Loire, sur le canal de l’Ourcq. Eau et cinéma, déjà. Les efforts de tous ont construit ce drôle de nuage. Une période d’attente se passe, Thibault et Stéphane travaillent d’arrache pied sur Tortuga. Moteur, éolienne, ordinateur, compas, batterie, électricité, peinture : tout est à refaire. Plusieurs mois à façonner la tortue, intérieur et carapace. C’est un moment difficile, où la tension monte ; un des meilleurs aussi. Le convoyage sert de test et aujourd’hui encore, alors que nous venons de rejoindre notre première étape en Espagne, nous avons encore des travaux à faire. Thibault, notre chef mécano, avance, aidé quand c’est possible par les pattes débrouillardes du reste de l’équipage. Petit short rouge et chapeau de paille, il alterne visseuse, soudeur et clope au bec.

Maintenant il n’y a plus d’inquiétude. Géraldine mène la barque comme elle le faisait à terre. Notre capitaine, notre liberté. La possibilité d’une vie autre tenue entre deux yeux jaunes. Un temps particulier. Un temps sans regret.

Thibault, chef mécano, Stéphane, vice-président de l'asso, et Géraldine, lors des travaux sur Tortuga

Thibault, chef mécano, Stéphane, vice-président de l’asso, et Géraldine, lors des travaux sur Tortuga

Une partie de l'équipe d'organisation française, lors du Salon Nautique de Paris

Une partie de l’équipe d’organisation française, lors du Salon Nautique de Paris