Notre séjour à Recife s’est achevé sur une surprise. Une des organisations culturelles que notre équipe avait tenté de joindre avant la résidence nous répond soudain. On nous propose d’organiser une projection à l’Alliance Française la veille de notre départ, avec moins de 48 heures de préparation. La salle risque d’être vide, on le sait déjà. On accepte malgré tout, pour ne pas partir sans avoir saisi la chance de rencontrer des gens qui habitent dans cette ville qu’on s’est efforcés à sentir, à comprendre. Pour pouvoir dire aux amis cap-verdiens que leur film commence à être partagé, et pour le plaisir de ce partage.
Seront présents des membres du collectif, des employés de l’Alliance et du Consulat français. Une joyeuse troupe d’une dizaine de personnes, qui assaillent Géraldine de questions et nous invitent à poursuivre la soirée dans un bar local. On mange de la viande séchée et de la farine de manioc. Le jeu de questions-réponses s’inverse : à notre tour de demander Recife, le Brésil. Les tribus d’Amazonie et la politique. La mafia du pétrole. Le goût des fruits et le combat des cinémas de quartier contre les multiplexes. L’importance du théâtre et de la danse africaine.
En dix jours ici, nous n’avons pas eu le temps de visiter les différents quartiers de Rcife, pris que nous étions dans le tournage du film, l’organisation des résidences suivantes et le fignolage du dernier court métrage. Nous n’avons mis un pied qu’à Olinda. C’est une ville dans la ville, une colline verdoyante au milieu des gratte-ciels où vivotent des maisonnées de couleurs et un nombre impressionnant d’églises. Nous sommes sur le continent le plus chrétien du monde. Il suffit de faire quelques pas au détour de n’importe quelle rue pour s’en rendre compte. Souvent les chapelles sont de couleur pâle, peinture extérieure défraichie par le soleil et décors intérieurs flamboyants. Celles d’Olinda surplombent le rivage et nous servent d’amers lorsque on est au large.
Qu’elles en guident au moins certains dans la bonne direction.
Parmi nos compagnons, Bernardo Teshima, jeune photographe de 23 ans. Il entend notre capitaine plaisanter sur le fait qu’il reste encore une place d’équipier, au cas où quelqu’un aurait une envie de départ, et ne la quitte plus. Il argumente, se présente. Prise de court, Géraldine lui explique les toilettes à pompe, les douches à l’eau de mer et les crochets qui tiennent les marmites sur le four qui tangue. Il dit oui à tout et rentre préparer son sac. Il arrivera le lendemain matin accompagner de sa mère, une grande dame dans une robe à fleurs qui reste le temps seulement de lui répéter « attention, attention ». Une photo, et Bernardo monte à bord. Nous partons équipage franco-brésilien, et c’est une joie simple. Notre première traversée sud-américaine.
Après plus de deux mois à bord de Tortuga, Thibault Peigney a débarqué. Il avait quitté La Rochelle avec nous en mai dernier et participé à toutes les traversées jusqu’à ce qu’on atteigne la côte brésilienne. De même que Gilou et Julie, nos compagnons de Transatlantique, il est reparti pour la France et a laissé sa place pour de nouveaux équipiers. Arnaud et Donatien ont ainsi embarqué pour leur première longue traversée, l’un ayant une bonne expérience des courtes navigations en Bretagne et l’autre prenant ses marques dans ce nouveau contexte. Arnaud moniteur aux Glénans, Donatien jeune matelot. De quart ensemble, ils forment un duo efficace, qui me rappelle parfois mes premières semaines à bord, quand Géraldine m’apprenait les noms de chaque bout, chaque fil de fer, les écoutes, chandeliers, drisses, palans, poulies, bastaques, pataras, haubans et autres parties qui composent la tortue. Puis les voiles, les allures. Le réglage de la chute et la maîtrise des penons.
Donatien est à l’aise dans ce monde-là, neuf et pourtant à l’origine de quelques autres. Nous parlons souvent théâtre, et je nous imagine lever le rideau comme on hisse la grand’voile. Les premiers techniciens de la scène étaient des matelots au chômage, ce qui a transmis tout un vocabulaire, un imaginaire. On fait la veille du côté jardin, à tribord d’un spectacle que l’océan improvise à chaque acte. Côté cour se gonflent génois et trinquette ; on n’y voit rien sans se mettre au balcon pour pencher la tête et apercevoir enfin ce qui se cache sous le vent. Théâtre, cinéma et navigation ; la mer apporte une unité incongrue, une connexion entre des univers qui paraissaient déjà trop immenses pour qu’ils puissent encore s’étendre. C’est une rencontre, et un échange. Notre grille de compréhension devient filet fin.
Nous découvrirons ce nouveau continent de l’extérieur, par les contours. A deux jours de Rio, nous longerons les côtes pour le simple plaisir de voir la terre, après déjà neuf jours au large. Ce sont des falaises et des collines qui rappellent les Canaries ou le Cap Vert. Comme si c’était d’une île que nous faisions le tour.
On arrive là en passant par un couloir. Un agglomérat d’îlots crée une route exsangue entre deux bans de terre. On s’y élance de nuit, épuisés par des jours de près à taper et tanguer dans tous les sens, impatients de franchir ce nouvel obstacle. Mais quand le jour vient, il s’ouvre sur un palais d’émeraude. La mer s’est transformée en un liquide vert et lisse, transparent. Le ciel gris comme une parure, souligne ses couleurs. Il y a quelque chose ici qui évoque le miracle. Comme si Tortuga venait de passer une barrière invisible et de rentrer silencieusement dans une zone secrète, préservée. On apprendra ensuite qu’il s’agit précisément d’une réserve naturelle, interdite de pêche et de passage aux tankers. Mieux qu’un panneau cloué à l’entrée, la mer nous a fait savoir qu’on entrait dans une de ses dernières tanières.
Et pour cause. Le soleil est encore en train de se lever lorsque je vois une tâche noire longer le bateau. Géraldine et le reste de l’équipage sont toujours assoupis ; je m’apprête à reprendre la barre en urgence à notre régul’ Hercule pour éviter un porte-container à fleur d’eau, un rocher rasant la surface. A peine ai-je eu le temps de faire un geste, qu’un aileron noir sort de l’eau, replonge, et laisse apparaître une queue immense qui frappe l’eau, éclaboussant jusqu’à la bôme, avant de sombrer à son tour.
J’avale mes injures destinées aux tankers qui laissent choir leurs marchandises et hurle un « Baleine ! » en sautant sur les bancs de bois pour réveiller mes compagnons. Ils manqueront celles-ci, mais là commencent cinq jours entiers de camaraderie avec les cétacés. On les repère de loin grâce à leurs jets et suit leur avancée en fixant les ombres de leurs corps gigantesques à travers les murs liquides de notre citadelle. Certains s’amusent à rester dans le sillage de Tortuga, nous donnant l’impression d’être poursuivis par Moby Dick en personne, Géraldine en capitaine Acab et quatre Samuel devenus des gamins ravis par le spectacle.
Une fois, l’un d’entre eux passe sous la coque. « Accrochez-vous » dit notre capitaine en pâlissant. La sonde passe de 50 à 30 mètres, 12 mètres, 5 mètres, 3 mètres 50. On s’apprête à décoller mais la bestiole finit par ressortir à bâbord, l’air innocent, sûrement contente de sa bonne blague. On souffle un coup et se remet à admirer les grandes danseuses qui sautent en s’extirpant de l’eau jusqu’à mi-corps, se retournant pour chauffer une seconde leur long ventre au soleil et s’aplatir ensuite avec une grâce relative dans les flots, nuage d’écumes.
On croisera des baleines jusqu’à notre arrivée à Rio, mais le palais d’émeraude s’arrête aux portes d’un enfer étrange. L’océan devient un champ de mine, annoncé sur nos cartes par des pointillés roses qui strient le bleu de part en part. Des gazoducs partent de terre pour rejoindre des plateformes cernés de cargos et de tankers. De jour ce sont des navettes spatiales, de nuit des sapins de noël. Des flammes s’élèvent parfois des ponts de fer, entourées de grillage comme des lanternes. Elles brillent sans réussir à faire concurrence aux milles lumières multicolores qui décorent ces constructions absurdes, productrices de l’or noir.
C’est un mirage qui nous dépasse, cette sensation de croiser enfin les démons matérialisés. Ceux qui sont responsables, dit-on. C’est donc au large que tout commence, tout casse. Le fond marin brisé comme une vitre, un tuyau au ventre comme une oie qu’on vide. Des hélicoptères sillonnent la zone, transportant les ingénieurs d’une plateforme à l’autre, ramenant le bruit de moteur aux ouïes blanches de Tortuga, qui fait la sourde.
Sourds. Les équipiers regardent tout ça et commentent, puis se remettent à leur partie de tarot, leur livre, leur film ou leur dessin. Bernardo a trouvé sa place parmi nous avec un naturel qui nous a tous étonné. On lui apprend le tarot et il nous met la pâtée, on fait du 8 nœuds sous spi et il refuse de rendre la barre, on se lave avec un gobelet et il se balance des sauts d’eau à la tête. En une semaine il a tant pris ses marques sur Tortuga que j’ai le sentiment que sa présence va manquer. On parle en franglais portugo-espagnol, et parfois par signes. Sauf avec Géraldine, qui écoute une méthode d’apprentissage du portugais depuis qu’on est partis et qui nous sert déjà de traductrice. Je les trouve chaque matin sur le pont, à parler et rire fort. Arnaud répare tout ce qui passe dans ses mains, de la main-courante en bois usé sur le pont aux feux de la gazinière qui pétaradent. Donatien continue de monter O Beso et s’amarine assez vite pour ne plus craindre de préparer la cuisine en intérieur, ce qui est proche de l’épreuve du feu pour un jeune matelot. On partage nos livres audio et discutent après chaque quart de nos avancées respectives dans L’île au trésor de Stevenson, Au-revoir là-haut de Lemaître et Trois hommes dans un bateau de Jérôme K. Le temps file, et nous met en retard. Nous allons arriver seulement deux jours avant le début de la résidence. Nos marges sont courtes et le temps n’a pas été clément. Notre impatiente grimpe en même temps que les délais s’amenuisent. On a faim de Rio, faim de la terre et de la musique, du sol, des terrasses de restaurant et du prochain film qui nait doucement dans nos têtes.
Nous allons arriver demain. Géraldine est à côté de moi, dans la cuisine, à préparer un gâteau au chocolat pendant qu’Arnaud s’occupe du dîner. Dehors, le ciel est magnifique. La croix du Sud continue à monter au fur et à mesure qu’on prend du sud, petit cerf-volant lumineux qui guide nos nuits, quatre étoiles qu’on retrouve et qui nous font oublier doucement la Grande Ourse. La lune est devenue sourire de chat, croissant endormi. A 23° Sud, le tropique du Capricorne attend le prochain équipage. Ça sera pour Dona et Géraldine. Arnaud et moi allons débarquer.
Profitons de ce dernier soir.