Nous ne débarquerons jamais à Puerto Madryn. Tortuga s’approche de la terre, et s’arrête. Tenus par une bouée, nous regardons le front de mer et la jetée de la préfecture militaire comme un mirage. Quelques mètres. Les aléas d’une marée basse nous séparent de la liberté, de l’indépendance, ces ingrédients qui font la bonne entente des équipages revenus au port. On s’organise. On attend. Notre annexe a rendu l’âme à Rio de Janeiro et il nous faut guetter les zodiacs avançant vers nous, secouer les mains et quémander un droit de passage. Ça ne dure pas longtemps et bientôt, vient le mal de terre. Ce soulagement.
Puerto Madryn est construite comme ses falaises : toute en strates. Le bord de mer, tout pour les touristes, agences de voyages et d’explorations marines, cafés, restaurants, épiceries et boutiques souvenirs. S’entassent les peluches de manchots, de baleines. Toute une faune doucereuse qui fait rêver mieux qu’un poster. On en achète trois, pour serrer dans les bras lorsque Camila sera partie et que le froid s’installera à sa place, longtemps, malgré ce soleil austral, direct et tapageur, une chaleur qui frappe sans manière et reste collée à la peau avant de se faire balayer d’un coup de vent, un coin d’ombre. Notre amie part après être restée un peu plus, au bord d’une démission, grandes hésitations, longues discussions et embrassades, en larmes. On s’écrira. On reste près de toi. Ton odeur sur nos coussins et ton rire toujours dans nos oreilles. Puerto Madryn, et maintenant un souvenir qui nous appartient.
Aux rues animées succèdent un no man land’s bétonné qui sert de terreau aux usines. Quelques grandes avenues froides, hangars, des carrefours et une église. Ensuite, comme la banlieue. Maisons identiques qui se succèdent en mauvaise figure de style, longue répétition. On traverse un instant une lithographie américaine, petits pavillons, ruelles. C’est le vrai Puerto Madryn, celui de ceux qui y vivent, pense le touriste.
N’ira pas plus loin. Alors qu’encore quelques pas, et voilà une colline. Ce qu’on croyait être une ville devient une bravade. Les bâtisses s’étendent de part en part, au-delà de la mer, au-delà du sable, et pourtant ne mangent rien.
Le paysage est intact. Désert. On ne vole rien au rien. La steppe commence à chaque poussière. Il y a ce qui est construit, et ce qui est construit tient dans une main. Puerto Madryn, blottie tout contre la mer, poussée par ce vide qui la presse, qui la tient. Une respiration dans un souffle. Début d’une fin, comme si la terre assumait sa victoire, et notre déclin.
Ici commence le vrai Sud, celui qui n’existe pas et qu’on s’invente. D’une terre ronde, la ligne d’arrivée. Nous avons le talon levé et les mains à terre. Premier pas de descente. Pente Patagonie. Et la vie qui touche au mythe.
Notre nouvel équipier, Vianney Roche, arrive à la nage. On s’attend toujours à voir apparaître des glaçons dans cette eau gelée mais à la place c’est un jeune homme qui en sort. Arrivé sur la plage de Puerto Madryn après deux jours de voyage, il voit Tortuga amarrée au loin et rien pour l’atteindre. Il laisse ses affaires sur le sable, enfile un t-shirt en lycra et plonge.
La préfecture nous appellera sur la VHF pour nous avertir qu’une tête blonde est sur le point de crier à l’abordage. Il les remerciera quelques jours plus tard en hurlant « A la carga ! » (« Chargez ! »), réplique d’un assaut militaire prévu dans notre nouveau court métrage, juste devant leur bâtisse, un plot de travaux en porte-voix, et bientôt le regard scotché aux chaussures par un soldat au ventre proéminent qui fera mine de nous mettre tous aux clous si on ne s’explique pas vite.
Géraldine nous sauvera de ce faux pas, mais notre rencontre avec Vianney Roche est faite. Ce Breton à frisettes nous apporte instantanément une joie et une énergie rares, quelque chose qui s’approche du courage quand on s’apprête à entreprendre une traversée difficile et que les qualités de l’équipage font la différence. Du moment où il sera à bord jusqu’à son débarquement à Puerto Williams, il s’occupera de nous, nous transmettra sa bienveillance et sa bonne humeur, proposera des solutions sans évoquer de problèmes, et continuera de nous étonner par son entrain et sa résistance au froid.
Alors que nous sommes tous emmitouflés sous nos couches de pulls, les doigts engourdis et le nez absent, il saute sur le pont en short et fait en quelques minutes ce à quoi on réfléchissait depuis une heure sans oser bouger. Voilà que Tortuga a un nouveau moteur, et qu’on avance plus vite. Et c’est un moteur qui marche au sourire.
Nous avons tout de même trouvé un moyen de ne pas faire du bateau-stop chaque matin sur le pont. Nous viennent en aide d’abord les membres du Yacht Club de la ville, qui cette fois est bien plus une association de pêcheurs et de marins passionnés qu’un cercle fermé de gros portefeuilles. L’espace mis à leur disposition sert avant tout à organiser tous les mercredis un énorme barbecue à la mode argentine autour duquel chacun raconte ses dernières prises, toujours faramineuses, toujours exceptionnelles, ainsi que les dangers mortels auxquels il a réchappé pour ramener la bête. José Luis, scientifique ayant travaillé pour le CNRS et membre directeur de l’association nationale de protection de la faune de ce parc inscrit à l’UNESCO, un homme aux cheveux gris et aux yeux plus clairs que la mer qu’il protège, nous confiera que cette grande salle de réunion est surnommée « la mentira », la salle à mensonges, tant les histoires qui s’y racontent sont remarquables.
Voilà qui me séduit. Je mange de la viande et tend l’oreille. On organise ce mercredi-là une petite projection privée suite au barbecue, et nos films défilent dans un fumet de saucisses et d’entrecôtes. Le fait que notre capitaine soit une jolie femme blonde ne passe pas inaperçu dans cette assemblée masculine, et Géraldine a toute l’attention du public. Les fourchettes posées et les braises éteintes, on parle un moment cinéma et aventure avant de se resservir une bière et de revenir aux techniques de pêches, aux dernières nouvelles.
Comme souvent, l’accueil est irréprochable. On se sent chez soi, et José Luis gagne vite le surnom d’ange gardien en remerciement de tous les coups de main qu’il nous donne, à commencer par la petite annexe à moteur qu’il nous prêtera jusqu’à notre départ, nous libérant ainsi un temps de la carapace.
Alors que les conversations ont repris, il se penche vers moi et me fait remarquer que les marins d’ici sont habitués à côtoyer des Français, nos compatriotes étant de loin les plus présents parmi les navigateurs s’arrêtant ici. Ce n’est pas que nous ayons un amour particulièrement prononcé pour la région, mais simplement que notre pays est le plus représenté sur les océans, de façon générale. Plus on avance, et plus je prends conscience de cette réalité. Il n’y a pas de nation au monde, si ce n’est peut-être l’Angleterre, qui ait tant démocratisé l’accès à la navigation. Partout ailleurs, partir en voilier relève bien plus du rêve que d’une vraie possibilité. On pourrait dire que ce n’est pas grave. Qu’il y a partout des sports qui sont réservés à une élite. Qu’il y a d’ailleurs bien d’autres choses à faire, et qu’il y a longtemps que l’hexagone n’est plus considéré comme un pays attaché au commerce de la pêche ni aux expéditions marines. On n’associe pas la France à une terre de marins, comme on pourrait le faire avec l’Islande, le Japon ou même l’Ecosse. Pourtant, sur ces territoires seules les gens de métier connaissent la mer, alors que chez nous n’importe qui peut apprendre à se servir d’une barque munie d’une toile, et naviguer le dimanche, pour peu qu’il y ait un coin d’eau pas trop loin.
Un cas qui, vraiment, fait exception. Et qui a une importance cruciale, car pour un peu que la barque devienne navire, et que le navire prenne le large, eh bien il y aurait une chance pour que notre matelot du dimanche devienne libre et s’avance au plus loin des limites de nos espaces. Des limites, que ni aviateur ni marcheur ne peuvent atteindre. Le voilier a son milieu propre, qui lui appartient seul. Ne pas donner la possibilité de naviguer, c’est annihiler cet espace en le rendant inaccessible. Un vol géographique qui passe inaperçu à qui n’a pas vu les eaux du Sud s’ouvrir devant lui. Car après la terre, après le Cap, reste encore l’infini.
En plus de l’annexe de trois places que nous prête José Luis, nous récupérons auprès d’une des participantes de notre résidence un kayak. Géraldine et Camila vont le chercher à pied, et le ramènent en ramant, longeant toute la baie de Puerto Madryn malgré les vagues, malgré le vent.
Entre l’annexe et le kayak, on commence à faire la course. Si à Rio nous arrivions devant les artistes les orteils encore humides, ici nous emportons des sacs entiers de linge propre pour nous changer, tant on se fait tremper avant de réussir à rejoindre la jetée militaire. L’annexe ne prend pas bien les vagues, et celui qui est assis devant n’a plus qu’à se rouler en boule en attendant que les trombes d’eau s’arrêtent, alors que ceux qui prennent le kayak s’assoient d’office dans les petites mares qui s’accumulent dans les creux qui servent de sièges. C’est tout de même le kayak qui gagne la course le plus souvent, les deux doubles rames étant plus efficaces et plus résistantes que le pauvre moteur, toujours au bord de l’apoplexie et parfois simplement en grève.
Toucher terre est ainsi une vraie expédition. Chaque matin on se réparti les modes de transport, plus ou moins de bonne grâce, et chacun vise comme il peut le passage autorisé sous la jetée pour rejoindre l’échelle qui est de l’autre côté. Ce n’est pas une démarche très officielle, et la préfecture nous fait la grâce de regarder ailleurs chaque fois que nous traversons. Lorsque le vent souffle, on s’accroche du regard aux larges poteaux recouverts de coquillages et de moules, et attend désespérément de pouvoir s’y abriter avant de longer les navires militaires qui y sont amarrés, et atteindre celui qui nous accueille.
On finit par l’atteindre, le bateau pilote de l’armada, et monte là plus ou moins la fleur aux dents, tentant des bonjours détendus ou des sourires contrits en fonction de la mine du soldat qui nous reçoit ce jour-là. Parfois il a un sourcil levé, la main sur la VHF avant que Géraldine ait pu lui expliquer notre situation ; souvent il nous serre la main et nous aide à remonter nos embarcations sur la sienne.
Un soir, alors que nous avons déjà escaladé le premier navire attaché au ponton pour rejoindre celui sur lequel nous laissons habituellement notre matériel, nous découvrons un vide à l’emplacement du bateau et restons hébétés, ne sachant que faire. Le gardien du bateau où nous sommes sort alors de sa cabine et ouvre ses mains en souriant un grand « tadam ! », qui nous laisse une seconde encore plus muets avant d’éclater de rire. Le bateau pilote a dû se déplacer, notre kayak et notre annexe sont un peu plus loin, rien de grave et une nouvelle visite d’un bateau de l’armée argentine cette fois presque aussi haut qu’un immeuble.
Je savoure ces moments, et ne prends une chambre d’auberge que les dernières nuits pour profiter au maximum de ces aller-retour incongrus, instants de nuits étoilées de coquillages à chaque fois qu’on passe dans la pénombre des poteaux qui soutiennent le ponton, et ouvrent ensuite sur cette zone interdite des jupes de bateaux militaires, qu’on voit d’en-dessous. Grands paquebots et petites barques. On se fera chassés une fois à cause de la venue d’un ferry, et en restera vexés.
L’auberge dans laquelle je finis par me rendre se nomme La casa de Tounens. Elle a été appelée comme ça par son propriétaire, un Français du nom de Vincent, en hommage à Antoine de Tounens. Presqu’inconnu en France, ce personnage fut une sorte d’aventurier excentrique du XIXème siècle, qui décida sans raison apparente que, puisqu’il n’y en avait pas, il serait roi de Patagonie. Il vint ici, à plusieurs reprises, toujours enfermé puis renvoyé chez lui avant de trouver un moyen de faire le chemin inverse, avec l’idée fixe de rassembler ceux qu’il considérait être ses sujets et de gouverner sur ces terres, les siennes.
Son existence n’a pour ainsi dire pas eu d’influence sur les peuples vivant ici, qu’ils soient indigènes ou colonisateurs. Ils se sont rencontrés, certains l’ont soutenu, la plupart ne s’en sont pas préoccupés, et il a fini par mourir en France dans sa famille, ruiné.
Le seul vrai souvenir qu’on en garde est véhiculé par les récits qu’en fait Jean Raspail, écrivain de marine reconnu et membre de la société des explorateurs français. Non seulement le romancier raconte la biographie de Tounens en l’écrivant à la première personne, mais surtout a-t-il eu cette idée de se déclarer lui-même consul de Patagonie, ouvrant ainsi une sorte de tradition étrange dans laquelle se reconnaissent certains, se proclamant Patagons sans avoir jamais traversé l’océan, regroupés en association et écrivant des revues dédiées à la région et à ses mythes.
Il y a encore aujourd’hui en France un homme qui se déclare être le descendant de Tounens et donc roi légitime de Patagonie. Si lui semble se prendre au sérieux, la plupart des membres de l’association voient toute l’histoire comme une blague de premier ordre, qui permettrait de vivre comme on ferait un grand jeu avec des enfants, toi tu es les Indiens et moi les cowboys, le roi ou qu’importe, tant que ce soit fort, tant que ce soit faux. Ainsi Vincent est-il vice-consul de Patagonie, et Vianney Patagon dans l’âme, son âme d’enfant.
J’en discute avec l’équipage, et personne ne s’offusque de la farce. J’aimerais en rire mais je ne peux m’empêcher de ressentir la violence symbolique qu’il peut y avoir à venir sur une terre qu’on ne connaît pas et dire qu’elle nous appartient, quand d’autres y sont, quand ces autres sont des visages sur des cartes postales en noir et blanc et des légendes dans des livres écrits par des colons, vrais ceux-là. Je dois manquer d’humour. L’épisode continue de m’intriguer, et il m’arrive de parcourir les textes de Raspail.
La seule fois où nous évoquons ce sujet avec de vrais Patagons, nous sommes attablés dans la salon de Silvina pour fêter ensemble la fin de notre résidence. Notre hôte est connue ici comme le loup blanc : épouse du directeur du Yellow Submarine, l’agence d’excursions marines la plus prisée des touristes du fait qu’il s’agit d’une embarcation semi-immersible, permettant de voir les baleines australes en-dessous de la surface de l’eau grâce à un fond vitré, Silvina tient Puerto Madryn dans sa main, car ici le tourisme est maître.
C’est une main de velour. Silvina blonde et rose, yeux clairs comme José Luis, à croire que c’est la mer qui forge les regards ici, et finit par déteindre. Elle nous proposera de garder le kayak, qui lui appartient. On essaye toutes les manières de le mettre sur le pont, espérant réussir à nier sa taille, mais il faut choisir entre accéder aux voiles et passer le Cap Horn à la rame. On le rendra la mort dans l’âme, bien décidés à garder cette idée dans un coin de notre tête au cas où on en croiserait un pouvant convenir à la tortue.
Notre repas chez Silvina est en petit comité, sans autres artistes ayant participé à la résidence. Celle-ci s’est faite avec une facilité et une rapidité déconcertantes, qui nous a littéralement pris de cours. On s’emmêle dans les dates et finit par réaliser que toutes les œuvres sont achevées, deux jours avant la fin officielle. Les artistes ont travaillé de chez eux, hormis les musiciens qui sont venus enregistrés la bande son ainsi que toute une série de bruitages trois jours de suite.
Axel et Patricia forment un couple qui sonne chaque pas en harmonie. Guitaristes, pianistes et percussionnistes, ils sont plein d’idées en ce qui concerne l’usage des sons et enregistrent ainsi des bruits de feu crépitant et des ailes de dragon survolant un champ grâce à tout un attirail d’outils de cuisine auquel je n’aurais jamais pensé. Stéphane et Vianney sont aux micros, Jérémy filme les séances de musique et complète la bibliothèque sonore en farfouillant sur les sites libres de droit. Je leur explique le fonctionnement du matériel et leur laisse la main. Je ne m’occuperai ni du son ni de la réalisation lors de cette résidence, me contentant de dessiner un jouet de manchot mécanique à l’aquarelle. J’écris, et continue mes lectures sur le grand Cap.
Je manque ainsi la visite de l’atelier de Walter, luthier de renommé national qui a gagné deux fois le concours organisé par le musée d’art contemporain de Buenos Aires dans sa catégorie. Deux de ses guitares y sont aujourd’hui exposées, et Géraldine aura l’occasion de jouer quelques notes sur une de ses œuvres.
C’est lui que Vianney enregistre hurler « A la carga ! », se mettant dans le rôle d’un général espagnol. Il ne sait pas qu’il vient de créer un leitmotiv dont l’équipage ne se lassera pas, continuant à pousser ce cri de joie à chaque fois qu’il faut hisser une voile dans les rafales, emprunter un passage non cartographié ou faire sauter un plat de nouilles dans une poêle. Notre cri de ralliement, entre nous et face à tout ce que la vie peut nous offrir. A pleines mains. A pleines bouches.
Participent également à notre résidence trois artistes plastiques, dont deux peintres et une dessinatrice. Nancy, Laura Maria et Vanessa viennent le premier jour créer avec nous le storyboard, et leurs miniatures suffisent à nous assurer que ce court aura une certaine qualité visuelle. Elles s’amusent à dessiner le dragon présent dans l’histoire sous toutes les coutures, et celui-ci finit par naitre en papier et épingles pour être animé directement en stop-motion.
Ce personnage est tiré de l’étendard gallois qu’on trouve à Puerto Madryn. Un dragon rouge flotte sur les bandes blanches et bleu ciel du drapeau argentin. C’est le même dragon que celui qui pare habituellement le fond vert et blanc du drapeau gallois, sauf qu’il a déménagé en Argentine, et qu’il s’y sent si bien qu’il a renoncé à ses ailes.
Son symbole est fort ici. Il l’est d’ailleurs au niveau national, car il représente une exception dans l’histoire de l’Argentine. Lorsque les Gallois arrivent dans cette région de Patagonie dans les années 1860, ils rencontrent les indigènes qui peuplent ces terres, dont l’ethnie la plus connue dans la zone de Puerto Madryn sont les Tehuelches.
Voyant dans cette rencontre l’occasion de faire du commerce, ils s’installent sur la rive et commencent à troquer des marchandises et des savoirs avec ceux qui deviennent bientôt leurs partenaires. Ont lieu des mariages mixtes. Aucune guerre n’éclate, et l’Argentine trouve ici un de ses seuls exemples de colonisation non violente et de cohabitation réussie.
La paix dure jusqu’à ce que les armées du Nord décident de conquérir les terres australes, et anéantissent tous les peuples indigènes vivant dans cette région. Les Gallois ne participent pas à ce massacre, et tentent par le biais d’une pétition de protéger leurs compagnons. Ce sera un échec, et meurent avec eux la bonne entente, improbable, inespérée.
Aujourd’hui à Puerto Madryn, une association galloise cherche à préserver cette mémoire et continue d’enseigner la langue des anciens colons, ancêtres d’une certaine tranche de la population. C’est cette institution qui nous accueillera et nous prêtera ses locaux, une petite maison de bois donnant sur une cours de gravier chauffée par le soleil. Ses murs sont placardés de textes racontant ce qu’était ce passé amical, et notre film sera également dédié à la mise en scène de cette période.
Je ne peux m’empêcher de remarquer que c’est une association galloise qui reste, et non tehuelche. Ici ce sont les étrangers qui font l’histoire, et ce depuis des siècles. D’une certaine manière, nous n’avons le choix que de les croire sur parole. Aussi nous décidons de prendre comme véridique cette version des faits, et de filmer l’amour qu’il y eut un jour entre un dragon et des hommes, amour qui mènera l’animal à se noyer dans un océan pour éteindre le feu de son désespoir et donner ainsi naissance aux baleines, plus terrestres, plus silencieuses.
Notre résidence s’achève avec une projection dans la petite maison galloise, et une exposition des œuvres réalisées. Chacun prend en photo et commente ce qu’ont fait les amis. Car maintenant, nous partons avec des souvenirs, mais eux restent avec des amitiés qui commencent. C’est aussi à ça que servent nos résidences, et j’ai espoir que depuis que nous avons traversé trois pays nous avons laissé ainsi quelques traces, quelques accolades.
Notre film participera peut-être à sauvegarder la mémoire de ce bout d’histoire. Voilà qui méritait bien quelques coups de rames et des t-shirts trempés.
La veille de notre départ arrive notre dernier membre d’équipage, Gilles Masson. Jérémy a débarqué et celui que nous surnommons tous Gilou reprend sa place à bord de Tortuga, ayant déjà effectué avec nous la Transatlantique entre Mindelo et Recife. Il occupera le poste de second auprès de Géraldine, étant lui-même un marin hors-pair, chef d’atelier et moniteur émérite à l’école des Glénans.
A ses côtés notre capitaine respire plus librement. Avec Stéphane, Vianney et lui, Géraldine est entourée de marins d’assez haut niveau pour larguer les amarres et tourner cette fois l’étrave de Tortuga directement vers le Sud.
Va commencer l’étape la plus difficile qu’aura à traverser le petit bouchon vert avant la Transatlantique retour.
Direction bout du monde. Et sans escale.