Notre belle Tortuga a commencé son grand périple ce jeudi 11 mai au matin. L’écluse de Paimpol s’est ouverte une dernière fois devant nous, et nous avons regardé s’éloigner la bâtisse de l’école des Glénans. Dans cette enceinte se sont rencontrés Géraldine et trois de ses équipiers pour ce premier voyage : Rémy, Arnaud et Stéphane. Les deux premiers y ont été moniteurs, Stéphane y a effectué ses stages. C’est un lieu qui revient dans les discussions comme une rengaine, un point de ralliement.
Le béton s’efface et devant s’ouvre enfin le bleu, cette mer qui respire déjà l’océan. Nous venons de partir – on ne réalise pas. Le voyage du Bato A Film commence par une transition qu’on s’amuse à appeler vacances. Pas encore de films à monter : nous sommes en convoyage. Le 22 mai débutera notre résidence artistique à La Rochelle et nous avons le privilège d’être attendu par le capitaine du port mythique, emblème des villes maritimes françaises. Le plus grand port de plaisance d’Europe nous accueille sur son ponton d’honneur et c’est avec impatience que nous gréons grande voile, génois et trinquette.
C’est sans compter les vicissitudes météorologiques. Une dépression s’annonce et les prévisions changent toutes les heures, moins vite que le vent. Nous sommes obligés de faire escale à Roscoff, à quelques 50 milles de Paimpol. Nous arrivons à 3h du matin et décidons de laisser passer les rafales pour ne repartir que le lendemain.
Une fenêtre serrée s’annonce entre 6h et midi, nous nous levons avec le soleil le samedi matin pour partir tranquillement quand, sans qu’on parvienne à comprendre pourquoi, notre moteur refuse bonnement et simplement de démarrer. Coups de fil à notre chef mécano Thibault, qui nous mène par téléphone entre les fils de l’engin pourtant flambant neuf, tentatives de nettoyage et rallumage, Arnaud qui se faufile entre les planches étroites des cabines pour atteindre le ventre de la bête, Géraldine qui sort le manuel et déchiffre avec Rémy les explications en langue anglaise… Deux heures plus tard et toutes nos possibilités épuisées, nous nous décidons à demander secours à la capitainerie et récupérons le numéro d’un professionnel du coin. Une nouvelle heure passe, notre bonhomme arrive et trouve la source du problème : notre bouton Stop est mort, impossible de rallumer le moteur avec ce système d’arrêt détraqué.
Le bouton est court-circuité, notre beau moteur (toute rouge la bestiole, un vrai rubis) passe en système D. Il nous faut maintenant ouvrir directement le capot et presser au doigt le flan de la bête pour la calmer. Un vrai poème, qui s’ajoute au dysfonctionnement de nos batteries et de nos panneaux solaires, qui ne chargent pas. Notre capitaine respire un bon coup et remet les soucis à plus tard : il faut qu’on avance. Tortuga reprend la mer l’après-midi même.
Cette fois plus question d’atteindre directement La Rochelle : on prévoit une escale au petit port d’Aber Wrac’h dès le dimanche soir, à seulement 18 milles de Roscoff. Les dépressions ne se calment pas et on est obligés de prévoir un port de repli pour se cacher des rafales à 38 nœuds qui sont annoncées.
J’expérimente pour la première fois le système de quart en duo. Nous sommes une heure équipier, une heure à la barre, trois heures de repos. Un bon rythme, qui me donne l’occasion d’en apprendre beaucoup avec ma capitaine, qui est mon équipière quand je suis à la barre, et avec Rémy, qui est barreur quand je suis équipière. Arnaud veille sur le pont quasiment en permanence, hormis lorsqu’il s’endort dans le cockpit, au nez des vagues. Stéphane reste dehors avec moi, tous deux trop malades pour pouvoir s’allonger sur nos couchettes comme Rémy, qui roupille et bouquine contre vents et marées.
Alors que la pluie crache, Géraldine se faufile sous le capot de notre descente (notre escalier, encore un mot spécial marin que la néophyte que je suis a dû intégrer), son carnet de chant à la main. On chante sur le pont, la voix et le nez au vent, quelques rayons de soleil venant éclairer au loin la route qui nous reste encore à parcourir.
L’ambiance est au beau fixe dans l’équipage. Chacun trouve petit à petit sa place, aidé par les autres dans une bienveillance qui me semble propre à la vie en mer. Il est étrange que quelqu’un vous manque quand il est juste à côté, et que vous n’êtes absent que 3 heures toutes les 2 heures.
On navigue vers Aber Wrac’h sans encombre, jusqu’à ce qu’une nouvelle survente couche Tortuga sur tribord et qu’un PAM gèle un instant le regard de notre capitaine. On tend le cou vers le nez de la tortue : l’étai largable a pour ainsi dire largué son palan, la poulie a explosé sous la pression du vent et notre yankee, toile du temps, se balade au-dessus des filières comme un drôle de drapeau.
J’ai un moment de panique, mais tout le monde reste calme à bord. Arnaud et Géraldine enfilent leurs capuches, en moins d’une minute ils sont à la proue et ramènent la voile sur le pont. Je suis à la barre, je tente tant bien que mal de slalomer entre les vagues pour éviter de les tremper des pieds à la tête.
C’est peine perdue : Arnaud revient la tignasse dégoulinante et les manches mouillées jusqu’aux coudes. Il rit avec Géraldine, qui m’apparaît soudain comme pleinement dans son élément. Je l’avais imaginée en mer, je la vois prendre vie d’une manière nouvelle. Plaisir, joie d’être au large.
L’arrivée à Aber Wrac’h se fait avec moins de malice. On plisse le front devant l’entrée de la rivière parsemée de tourelles non éclairées. Leurs formes sombres se découpent sur le noir de la nuit, à travers la pluie battante qui a fini par avoir raison de nos cirés et commence lentement à nous tremper les os. Rémy tient la barre pendant que Géraldine vérifie sans cesse les cartes et qu’Arnaud scrute l’eau à la recherche des casiers, bouées, perches et autres objets flottants qui pourraient croiser notre route. Je reste en retrait avec Stéphane, le stress est monté dans l’équipage et la trace que laisse notre bateau sur la carte numérique témoigne de l’étroitesse indécente du chenal que nous devons emprunter : on longe tellement les tourelles que parfois le curseur indique qu’on est passé dessus.
On finit par arriver au port, rincés dans tous les sens du terme. Géraldine et Arnaud vont faire un tour sur le ponton malgré le mal de terre, Stéphane, Rémy et moi en profitons pour grignoter un reste de pâtes froides. On rit de nos mésaventures et dans ce moment de complicité et de fatigue, il fait bon vivre.
Lorsque Géraldine remonte à bord, mes compagnons sont allés se coucher et nous sommes sur le point de faire de même quand, soudain, une idée nous vient. Nous sommes affamés et il se trouve que nous avons remonté au cœur de la tempête trois jolis maquereaux tout frais, qui attendent les viscères à l’air qu’on leur fasse un sort.
Ni une ni deux, Arnaud sort son couteau et voilà nos poissons bien tranquilles au fond d’un plat, quelques rondelles de tomate dans le bidon, drapés d’huile d’olive.
Je garde cette image de Géraldine et moi debout sur la banquette du carré, penchée sur le plat juste sorti du four par Arnaud. Ensemble nous picorons à bout de fourchette la chair tendre d’un de nos trois trophées, laissant le reste pour nos camarades. Chuchotements et bruissements de tissus sous les pieds nus. La chaleur après la pluie.