Encore quelques heures, et nous ferons cap vers l’Afrique, cap vers d’autres îles, Cap Vert. Nous étions au large du Maroc ; voilà qu’on vise un bout de continent perdu en mer. Tortuga est restée amarrée une semaine entière, crient les aussières. Chaque départ, une respiration.
En quittant les Canaries, nous laissons derrière nous une des périodes les plus difficiles qu’ait connue Le Bato A Film. Nous avons été trahie, il semble, par l’une des nôtres. Rien n’est clair. Nous ne pouvons pas dire que nous ayons compris, vraiment, ce qui a suscité pour elle le besoin de ne pas dire, ne pas montrer. Elle était en charge de préparer notre arrivée, notre lien vers le continent sud-américain. Responsable de l’équipe Terre, disions-nous. Mais rien n’est fait, ou nous ne le saurons pas, et ce qui l’est ne l’est pas pour nous. Une autre association, Barco de Las Peliculas, nous prend à revers comme un mauvais miroir. Un lien vers notre site web pour demander de l’argent qui ne nous est pas destiné. 16 000 dollars, 16 000 raisons de couper court. On écrit à la plateforme de supprimer cette campagne usurpatrice, sous peine de l’intervention d’un avocat. Carrément. Des méthodes et des mots qui vivent à l’extérieur nous, qu’on ne garde pas.
De grands projets qui ont fini par couler pour ce genre de faux pas, c’est la majorité. Rares sont ceux qui arrivent à mener la barque jusqu’au bout. Je vois Géraldine louvoyer entre ces orages imprévus, couper les liens professionnels et amicaux au canif malgré les rafales. Tortuga tangue, on se demande si ça va tenir. Qui va nous accueillir ? Où est passée l’Amérique Latine que nous voulions rejoindre ?
Notre capitaine se relève si vite que je n’ai pas le temps de la voir mettre genoux à terre. Il faut que la tortue avance, c’est là toute notre existence.
Alejandro et Andrès débarquent à Isla Graciosa. Pris entre deux feux. Eux non plus, ils ne comprennent pas. L’autre leur avait promis un billet pour le Brésil, s’ils venaient nous rejoindre à La Rochelle. Pourquoi ? Ils se sont ruinés, et comprennent qu’il n’y a pas qu’une besace vide. C’est une longue suite d’appels, d’emails, de messages vocaux, textos, pour savoir qui, dans leur équipe au Chili, a trahi.
Lorsque la rupture se fait, ils quittent Tortuga avant le dernier jour de navigation. Je garde dans un coin d’horreur l’image de Violaine assise dans le carré, les joues mouillées, la main sur la table pour ne pas qu’elle tombe. Je sers Andrès dans mes bras, Alejandro est déjà à quai. Géraldine appuyée à l’évier, le regard sec de cette chef de bord qui nous mènera sur deux océans, même le cœur en lambeaux, même les doigts pliés pour ne pas trembler.
Ils partent et on largue les amarres pour rejoindre Las Palmas, seuls. Lorsque la côte s’éloigne, Géraldine nous appelle sur le pont et on se sert fort, les mains et les paroles. Un nouvel équipage se forme pour 48 heures. Et qu’importe si le vent tourne.
Arrivés à terre, nous attendons désespérément des nouvelles de nos deux amis. Un soir va passer, avant qu’on se retrouve. Une nuit à ne pas parler de films ni de voyage, on boit nos verres dans un silence mi-gêné mi-amical. On tisse, lentement, ce qui va nouer à nouveau Tortuga à sa destination.
L’équipe Terre se refonde. Alejandro et Andrès sont maintenant nos correspondants directs, nos collègues, nos alliés. Ils mettent les choses au clair avec les leurs, et chacun décide de qui il va suivre. Ce n’est pas grave. Le Bato A Film échappe à la honte et à l’absurdité de se retrouver malgré lui franco-français. De partout les amis surgissent. La bienveillance, l’enthousiasme. Pour quelques lieux et partenaires perdus, des dizaines de possibles. Tout est à refaire, et on brille d’excitation.
Dans ce petit malheur, la chance immense d’avoir su, assez tôt, ce qu’il en était et ce qu’il fallait changer. D’avoir pu rencontrer Alé et Andrès, et créer avec eux une relation bien plus viable et productive. Tortuga, toutes voiles dehors. Grand largue.
Le film avance.