La mer est restée vide. De Buenos Aires à Puerto Madryn, il n’y eut rien que les flots, l’écume. Habitués aux baleines, aux lions de mer, aux dauphins, nous regardons cette immensité soudain silencieuse avec étonnement, et dépit. Nous naviguons pourtant vers Valdès, péninsule, golfe qui abrite comme un cocon toute une faune marine, un cœur touristique. Les mammifères viennent y faire naître leurs petits et leur apprendre à vivre. Protégés par la baie. C’est une demi-lune de falaises où on se tient au bord, doigts de pied crispés, objectifs tendus: un lieu de rencontre, on espère.
Mais il n’y a rien. Rien qu’un équipage sur une coque en acier. Parfois je nous regarde de loin, et nous trouve majestueusement minuscules, ridicules. Le petit bouchon vert, quand la tempête monte. Peut-être qu’il n’y a que la mer pour vivre sa condition. Dans la tempête. Dans l’attente du vent. Dans l’ennui et la délectation des secondes qui passent sans rien emporter. Un espace vital de quelques mètres partagé à cinq des mois durant. Autour, l’infini; et au dedans: l’infini. Notre espace se construit en mots et en intentions. À petits pas. L’éponge bien remise à sa place, côté droit de l’évier. Les déclarations d’amour et les nuits passées ensemble. Les anniversaires fêtés au large. Les coups de gueule. Les chuchotements des réveils de changement de quart, les baisers. Sur le front la nuit, sur les joues le jour. Le cycle de nos heures tronquées est celui de nos haines, agacements, bouts de tendresse et amours toujours recommencées. On navigue au-dehors, au-dedans. Avance.
Bientôt il n’y aura plus de mystère entre nous cinq, Stéphane et Jérémy, Géraldine et moi, Camila, que cette énergie qui transforme un groupe en famille, des camarades en partenaires, amitié solidaire, joyeuse. Je ressens pour la première fois depuis notre convoyage de Paimpol à La Rochelle, avec Géraldine, Rémy, Arnaud et Stéphane C., cette paix du cœur qui permet de dire et d’agir sans doute ni angoisse. On va se comprendre. Parfois sans parler.
Au vide de la mer répondent ainsi nos voix et nos musiques. Saxophone, guitare, sel devenu maracas, seau devenu tambour, harmonica: nous chantons le plaisir d’être et de voguer. Nous chantons aussi la chaleur du soleil qui vient achever la nuit et le froid mordant qui l’accompagne depuis que nous avons quitté le Brésil. Le temps où nous naviguions en maillots de bain est bien révolu: nos quarts sous les étoiles ressemblent à des expéditions en montagne, vêtements techniques, sous-pulls, polaires, gants, chaussettes, vestes de quart, écharpes, bonnets et même cagoules quand le vent souffle.
Il n’y aurait pas Tortuga que nos photos pourraient passer pour celles d’un autre périple. Manque la glace. Pour l’instant. On craint le Sud et l’attend, l’attend en même temps, comme l’attente s’est peu souvent faite, entière, murale, au-devant de tout.
Je pense au grand Cap et commence à manquer le présent. J’essaye pour la première fois de lire sur la légende avant d’y être, prendre ce risque terrible de manger les mots des autres avant de laisser naître les miens. Il y a des territoires si pleins déjà de pas et de langage, qu’il est absurde de vouloir les aborder en terre vierge. J’essaye de connaître le Cap Horn, comme font ceux qui préparent un voyage comme ils organiseraient une conférence. Lecture sur lecture. J’avance à reculons, il faudrait savoir de quoi on parle sans savoir, justement. Ne pas perdre ce que la découverte tente précisément d’offrir. C’est un défi non résolu. Le Cap Horn à la voile de Moitessier et Cap Horn, recueil de nouvelles de Coloane.
Pages de papier. Il n’y a de voyages que ceux qu’on fait soi-même; tout le reste est littérature. Des invectives. Pour l’élan. Parachute ou montgolfière: tant qu’on saute.
Camila s’endort dans la couchette étroite de Géraldine, tout contre la capitaine, et je ne sais à laquelle des deux va ma jalousie. Nous l’avons rencontrée, Camila, à Buenos Aires, à peine une heure, elle est montée à bord et nous a dit être sûre, elle viendra avec nous si on veut d’elle.
On veut d’elle. Nous disons oui sans la connaître, et bientôt elle fera exploser notre politesse en une amitié féroce et totale. Elle se tient droite, se love à quatre pattes entre nos bras. Rugit quand elle est heureuse. Être loin d’elle, maintenant, paraît absurde. Je me suis habituée à son visage. Les lèvres dessinées comme une poupée, parfaites. Ses cheveux ondulés et ses grands yeux bruns qui sont plus que des miroirs, des fenêtres ouvertes sur un cœur espiègle et sincère auquel on confie tout. De ces gens sans qui la vie vaut moins.
Surveillante dans un lycée français, elle est également monitrice de voile dans une des seules écoles de la capitale, ville construite contre son front de mer, les plus hauts buildings pour cacher l’horizon et rien pour admirer la brume. L’ancienne Notre-Dame-des-Bons-Vents n’a plus de tendresse pour l’océan. Le peu de lien qui lui reste va d’homme à homme: les femmes à terre et les marins sur el mar, mer patriarche qui n’accepte pas de capitaine à jupette. Camila regarde Géraldine, face à face, et pourtant un peu plus haut. L’amitié entre elles se joue peut-être un temps à l’admiration avant de devenir nette. Elles passent des nuits à se dire l’une à l’autre, et s’apprennent.
Camila raconte son voyage d’un an sur le continent, de Buenos Aires au Nord, le Venezuela et la pointe de Colombie. Partie en voiture avec sa compagne et son chien, elle veut voir où elle habite. Une de ses découvertes sera le regard méprisant que portent ses compatriotes des Andes sur sa peau blanche. Arrivée dans la région de Salta, au nord ouest de la capitale, là où les hommes ont ce teint brun et tanné des montagnes, des Anciens, on l’appellera “gringa” et lui demandera de quelle ville d’Europe elle débarque. Une d’Italie sûrement, comme près de 50% de la population de Buenos Aires. Cette métropole qui réunit un tiers des habitants du pays a ainsi des allures d’enclave blanche, cité la plus riche et la plus chère d’Amérique Latine, moderne, grandiose, métissée, intrigante, épuisante. Dans l’histoire de ce territoire, l’arrivée des immigrés européens vaut fondation. Un événement joyeux et régulier, qui peuple cette zone en oubliant le reste, l’immensité montagnarde et celle du Sud, désert patagon et Terre de Feu. On ouvre des pizzerias sur les boulevards, réinvente le bleu et la mozzarella.
Confrontés aux habitants des régions andines, les Portègnes passent alors pour un autre monde. La blessure que reçoit Camila en étant perçue comme étrangère dans son propre pays est le mot final d’une histoire encore fraîche, à peine deux cents ans qu’on chante l’amour en italien par ici, un temps enfantin qui suffit à faire rupture, la faute à qui on essaye de ne pas se souvenir, s’emmêle dans les adjuvants et les autres. Blancheur rime avec beauté et richesse. C’est si simple que ça nous laisse sans arme. Elle et nous, soudain ramenés dans le même panier par la violence des raccourcis. Elle veut dire qu’elle est d’ici. On ne l’écoute pas et il lui faut regarder les rituels inconnus de ces hommes dont elles partagent les frontières sans connaître le territoire. Touristes, nous le sommes dès le palier de notre propre porte. Ou bien c’est la notion d’étranger qui est absurde.
Libérés des artères assourdissantes de la grosse Dame, nous soufflons dans la petite ville de Puerto Madryn, Patagonie. Nous avions aimé la capitale, et détesté. Une fois les amarres larguées, Camila et Stéphane ensemble pour la première fois à l’étrave, nous ne nous retournons que pour admirer le tour de magie opéré par la distance, les lignes de béton et d’acier fondues dans le bleu tendre.
Notre résidence là-bas a tenu du miracle. Sans qu’on sache exactement de qui ni d’où viennent les appels, des demandes de participation arrivent dans nos boîtes mails, réseaux sociaux et applications, signés parfois d’un nom seul, un pseudonyme, une lettre. Arrivés en avance à l’Alliance Française qui nous accueille, la salle prête, nous attendons de voir qui va franchir le palier et travailler avec nous, gratuitement, cinq jours durant. Avec qui allons-nous rêver, peindre et filmer cette fois-ci? Projet pochette surprise, on attend que ça ouvre, merci Nelly, un peu d’imprévu, place à l’incongru, les joies de dernière minute.
A l’heure pile, une blonde athlétique du nom de Dietlind-Maria passe en premier la porte, une jeune femme allemande qui répond en espagnol et sourit malgré un regard sérieux, attentif. Violoniste, elle nous propose de faire des cessions d’improvisation qu’on pourra utiliser comme bon nous semble. On ne sait pas bien comment cadrer ça, mais bientôt arrive Mateo Terrile, joueur de bandonéon. Il marche accompagné d’une brune pétulante, une danseuse du nom de Nadia qui prend tout de suite part à nos échanges et nous transmet l’énergie chaude qui émane d’elle. Elle tient Terrile en raison de son handicap visuel pensons-nous, le musicien étant aveugle d’un œil et pratiquement de l’autre. Pourtant, lorsqu’il montera sur Tortuga par le balcon de l’étrave pour fêter la fin de la résidence, il sera plus agile et plus précis que nous tous dans ses mouvements, ses appuis.
Assis sur un siège sculpté de la vieille bibliothèque de l’Alliance Française, il fera avec Dietlind-Maria, droite comme une corde avec son violon sous le menton, un duo musical d’une beauté époustouflante, qui nous laissera bouche bée et sûrs que notre court trouvera là un souffle suffisant pour prétendre à une certaine qualité.
Cet avis est conforté par la simplicité et la poésie des aquarelles que nous ramènent Natalia et Anouk chaque matin. Elles non plus, nous ne savons pas exactement comment elles ont connu le projet et ce qui les a amenées ici. Elles viennent le premier jour puis disparaissent, avec une petite liste d’œuvres à faire, s’il vous plaît, si tu veux bien. Natalia neuf heures par jour au rayon d’un supermarché, des peintures évanescentes griffonnées sur les tickets de caisse. Anouk maquilleuse professionnelle, un sens des couleurs, de l’ajustement. L’une est d’une douceur qui ferait taire le monde, l’autre avance la tête haute, sourire confiant. Elles achèveront les dernières touches de leurs dessins en tailleur sur le parquet de la bibliothèque, les oreilles dans le bandonéon et le violon. Si on pouvait tout mettre ensemble dans une boîte et secouer, le film sortirait chaud et pimpant de cette alchimie.
Il faudra malheureusement passer par le montage, laborieux pour Géraldine et Stéphane, qui n’ont pas suivi la résidence et se retrouvent à devoir raconter un voyage qu’ils n’ont pas vécu. On prend du retard. Heureusement le début et la fin du film sont en images réelles, tournées à Buenos Aires par Dona avec l’aide de deux acteurs sortis des manches de Dietlind-Maria et Terrile. Francisco et Casandra viendront jouer une après-midi au pied du théâtre Colon, soleil de la capitale, entre les passants qu’on déloge et le regard désapprobateur des vigiles. On tourne deux heures, pour moins d’une minute de film. C’est un bien meilleur ratio que l’animation, basée sur quelques secondes utilisables pour une journée de production. Pour moi c’est surtout un plaisir inégalable, de filmer les corps, la démarche, la voix. Entre deux prises, ces inconnus sympathisent et font ensemble quelques pas de danse. Je laisse la caméra tourner et garde pour moi ces quelques moments non dirigés, irréfléchis. La vie passe devant l’objectif sans qu’on n’y puisse rien. Il y a des moments où je devrais filmer et où je préfère ne pas appuyer sur le bouton. Qu’elle passe. On la rattrapera plus tard.
Le dernier soir, nous nous retrouvons sur Tortuga pour célébrer ensemble cette semaine artistique qui s’achève. Faire passer les grilles du Yacht Club à nos amis Portègnes est un cadeau qui nous tient à cœur. Natalia m’a dit une fois que, à nous qui venons de si loin à leur rencontre, elle voulait tout donner. Le Yacht Club est une zone de Buenos Aires fermée aux habitants: nous voulons les y faire pénétrer, leur dévoiler ce bout de territoire qui leur appartient. Ça nous prend quelques démarches et quelques sourires, mais rien de difficile: on avance sous une bonne étoile.
Il pleut cette nuit-là, un orage qui commence par de la grêle. Anouk vient en sautillant sur le ponton, accompagnée de Philippine Sellam, archiviste et documentariste française qui nous a apporté aide et conseil dans nos recherches sur l’histoire de la Dame des Bons Vents. Arrivées dans le ventre sec de Tortuga, elles diront en riant à quel point c’est dépaysant pour elles de marcher les pieds mouillés si près d’une mer que leur ville a rendu invisible.
Je dis une mer, mais c’est un fleuve. Le Rio de la Plata, eau saumâtre, eau brune, est une poche qui garde au loin le bleu salé du grand large pour ne montrer que les bordures d’un lac. Un lac qui nous prendra deux jours à traverser, tout de même. On attend de voir la limite des couleurs, du gris au clair, on espère que ça arrivera de jour mais on se réveille un matin et voilà, Buenos Aires et sa flaque sont derrière nous.
Commence ainsi notre voyage vers le Sud. Jérémy, avec qui j’avais rejoint l’équipe par voie de terre depuis Rio de Janeiro, embarque pour son premier voyage en mer. Il craint d’être malade et n’a en effet pas bonne mine les deux premiers jours, puis s’amarine. Parmi toutes les forces qui l’animent, il y a cette faculté désarmante de dire toujours tout ce qu’il a à dire. Rapidement, il met en mot des sentiments que je gardais cloîtrés. La fatigue du roulis. L’ennui des journées de mal de mer où on ne peut rien faire que dormir, grignoter à peine sur un pan d’oreiller, toujours allongé, toujours incommodé. Il dit aussi la joie du temps calme et la beauté des voiles. Les reflets sur l’eau. Je désespère d’une baleine, du plancton luminescent pour qu’il puisse voir. La mer reste vide et fait passer pour mensonger tous nos récits, nos promesses. Je lui raconte ce que ça pourrait être, et écoute ce qu’il transmet de son vécu.
L’entendre dire à voix haute ce que je mettais parfois sous barrière m’enlève une crispation que je ne sentais pas. Je dis que je suis fatiguée, que j’ai peur, et ne vomis plus. C’est la première fois que j’arrive de l’autre côté en bonne santé, sans m’être amaigrie. Depuis quatre mois que j’étais en mer, mon corps était parfois devenu une sorte d’ennemi avec qui il m’était arrivé de couper la communication pour ne plus lui tendre que des pièges. Stratégies bâtardes pour le nourrir, l’assoupir, lui faire montrer que ça va, tient le coup, quand y a faim, quand la peau des doigts s’écaillent et que l’ennui la dispute à la colère, l’épuisement. Non pas que ça arrive souvent. Mais quand c’est le cas, il n’y a rien à faire, rien à dire. Pensais-je. Maintenant que j’ai connu le contraire, je commence à guérir. Je vois aussi tous les doutes que je croyais avoir et qui ne sont pas. Certains se concrétisent, la plupart disparaissent. Jérémy avec moi, j’arrive à mettre le doigt sur les bons mots, certaines attitudes. Si c’est l’amour, si c’est la tendresse. Ou la franchise. Sauvetage inopiné qui arrive en pleine mer et ramène au large. Le fait aussi, que cet homme-là ne fait jamais rien d’égoïste. Il peste contre le groupe, l’omniprésence de la présence de l’espace des autres, et cuisine pour nous en permanence, se propose à la vaisselle, rit entre ses jurons. Il passe ses quarts emmitouflés sous une montagne d’habits chauds, bonnet et cagoule qui enrobent un casque dont la musique l’entraine loin de nous, en pleine mer, sur les rivages.
Stéphane lui apprend les rudiments de la barre, les petits noms des voiles. Quand notre second parle, c’est toujours plus un cours de bienveillance et de politesse que nous recevons. Il explique le danger de la bôme et le sens du vent, et nous sentons d’abord la grandeur de son cœur, une gentillesse imperturbable qui n’est jamais soufflée par un mauvais temps ni une erreur de barre. Cette tendresse-là, dirigée vers la vie en général plus que vers quiconque, nous met plus en confiance et nous apaise plus que tous les conseils, consignes et règlements qu’il peut nous demander d’appliquer. Il n’y avait que lui pour mettre à l’aise un Jérémy inquiet de se voir confier si vite le gouvernail, et à eux deux ils font avancer la tortue sans remous.
Nous aurons par ailleurs l’occasion de mettre en pratique quelques techniques d’urgence lors de ce voyage. D’abord lorsque notre génois fait une cocotte autour de son étai, le haut de la voile se gonflant comme un ballon sous la pression du vent alors que le bas est déjà enroulé serré autour du câble. Une situation qui semble gênante sans être grave, avant qu’on soit obligés de manœuvrer et de virer de bord plusieurs fois sous un vent de plus en plus violent pour tenter de faire se rouvrir la toile et pouvoir la ranger à nouveau proprement. Très vite, Géraldine prend la barre et Stéphane va à l’étrave pour soutenir l’étai brinquebalé de tous côtés par la force de la voile qui semble prête à se déchirer comme à briser les poulies qui maintiennent son étai attaché au haut du mât. C’est pour lui que nous craignons le plus, et la tension monte vite dans l’équipage, bientôt tous réunit sur le pont pour manœuvrer ensemble. Géraldine crie des ordres pendant que Stéphane se débat avec la toile, Jérémy tenant les écoutes plaquées contre le pont pour éviter qu’on se fasse fouetter, mains et visage, des cordes de 2 cm d’épaisseur devenues folles comme les brides d’un cheval lancé à toute allure.
À la surprise générale, notre capitaine demande à ce qu’on hisse la grand’voile, affalée une heure plus tôt en prévision de la montée du vent. J’échange un regard silencieux avec Stéphane. Nous allons nous retrouver toutes voiles dehors sous une rafale. Sans discuter, je vais au pied de mât et commence à monter la drisse pendant que Camila gère l’écoute du palan. La voile est à mi-chemin lorsqu’on se rend compte que la bastaque bâbord, fixée à un des haubans qui soutiennent le mât, est emmêlée dans un des ris et tire à la fois sur la toile et sur le hauban, peut-être le câble le plus important de notre tortue, vrai pilier du pilier central qui est le mât.
Je regarde ça d’en bas sans savoir quoi faire. La grand’voile, que je n’ai pas pu monter jusqu’en tête de mât, faseye maintenant au vent et ajoute son bruit terrible à celui déjà assourdissant du génois qui continue de gonfler à l’avant.
Sans perdre son calme, Géraldine m’ordonne de ne pas me préoccuper de la bastaque et de hisser la voile encore de quelques centimètres. Un tour de manivelle au winch et soudain, le vacarme s’apaise en même temps que Tortuga fait une embardée d’un bon mètre sur bâbord. Accroupie près des filières, je n’ai le temps que de m’agripper à la main courante du pont et de voir l’eau s’engouffrer entre mes pieds. La tortue reste gîtée quelques secondes avant de se remettre du coup de point que vient de lui asséner le vent, frappant de toutes ses forces la grand’voile enfin tendue. On comprend en une seconde la stratégie de notre capitaine. La toile levée vient de voler le vent au génois, et de dégonfler le ballon.
Stéphane se jette sur le point d’écoute et tire jusqu’à dérouler entièrement. Victoire. Le génois est sorti et le navire explose son record de vitesse en tapant dans les 10 nœuds, pour une vitesse normale basée à 4,5. Géraldine se met au près et on parvient à bien enrouler la voile, malgré le vent qui continue de souffler. Le bateau se stabilise, on démêle la bastaque et affale de nouveau la grand’voile. L’équipage se retrouve à l’arrière, entoure la capitaine qui n’a cessé de lancer des encouragements et des félicitations entre ses ordres. Elle s’excuse de son ton directif et nous la remercions pour cette démonstration de stratégie réussie. Nous serions en train de couler qu’elle prendrait encore le temps de motiver nos efforts et de nous lancer des bravos entre l’écume. Elle partage avec Stéphane cette faculté de regarder les gens et le monde avec joie, et on sent qu’avec elle rien ne nous sera impossible.
Un autre incident mettra la coordination et la patience de l’équipage à l’épreuve. Alors qu’on avance paisiblement au moteur, la grand’voile tendue dans l’axe du bateau pour stabiliser le roulis, on aperçoit soudain la pale d’Hercule le régul’ flotter à quelques mètres derrière nous, toute aussi tranquille. Tortuga fait demi-tour dans les lumières du crépuscule, et commence une série de manœuvres de sauvetage qui demandera à chacun de rester à l’écoute de ses coéquipiers et d’agir avec précision et rapidité lorsque vient leur rôle dans l’action. Géraldine de nouveau à la barre, Stéphane penché par dessus bord les bras tendus vers le morceau d’Hercule, Jérémy lui tenant les jambes et moi faisant répétiteur d’indications pendant que Camila gère les allers retours de la bôme à travers le navire, nous sommes tous concentrés sur la récupération de cet élément indispensable à notre repos et notre liberté, le régulateur d’allure étant ce qui permet aux équipiers de pouvoir lâcher la barre et disposer de leur temps.
Après près d’une heure de boucles autour de la pâle qui continue à flotter, la nuit est sur le point de nous recouvrir et mettre fin à toute chance de pouvoir sauver le bout perdu du dinosaure mécanique qui nous sert tant. Je commence à perdre espoir, n’étant presque plus capable de distinguer l’objet entre les vagues, quand au dernier moment, alors que seules les dernières lueurs du soleil nous éclairent encore, Stéphane se relève soudain en hurlant et nous montre le tige de fer rescapée. Miracle!
Nous continuerons la traversée avec un génois et un Hercule en quarantaine, chacun ficelé à une extrémité du bateau, mais sans autre anicroche et avec la certitude que notre équipage fonctionne.
Ce ne sont que des difficultés mineures, rien qui remette en cause notre voyage ni la sécurité des équipiers. On arrivera seulement à Puerto Madryn avec le poids de nouveaux travaux à faire, une responsabilité qui s’ajoute sur les épaules de Géraldine et de son second, déjà bien occupés par la résidence qu’ils organisent ensemble. Comme nous l’écrira Patrice Franceschi en réponse au récit de ces mésaventures, ce sont les aléas du périple: rien d’anormal.
Ainsi nous arrivons en terre australe. Nous avons dépassé la latitude des 30ème sifflants, et sommes maintenant dans la zone sympathique des 40ème rugissants, dernier palier avant la rencontre des 50ème, hurlants dit-on, qui tiennent dans leur gueule béante le point acéré du grand Cap.
Plus que quelques lignes. On se voit descendre sur la carte. Déjà l’Afrique a disparu à l’Est, et nous a laissé à découvert sur tout un bord. On s’endormirait à la barre que Tortuga partirait pour un tour du globe sans touche terre avant de rejoindre le Chili, faisant un pied de nez étrange au passage de la pointe. On avance en suivant le contour ciselé des côtes, plus précautionneux envers cette terre qui nous reste maintenant que l’autre a disparu, et descend, descend.
Alors que nous voyons déjà les contours du plateau patagon, un petit moineau emporté par le vent trouve refuge entre les rayures de la marinière de Géraldine. Elle le porte sur elle, jusqu’à lui offrir un nid dans une boîte en plastique, chiffon vert en guise de paille et petite mare dans un bouchon de bouteille. À bout de force, il mourra dans la nuit et nous laissera sur la conscience ce drôle de linceul, tombeau improvisé qu’on fait d’abord semblant d’oublier. On finira par jeter le cadavre par-dessus bord et plonger le chiffon dans de l’eau de Javel.
Cet évènement anodin prend pour nous une importance étrange, à une telle distance du monde. Nous l’avions appelé Damien, en hommage au livre qui a fait naître le projet du Bato À Film dans l’imaginaire de Géraldine, et nous continuons à parler de lui des jours après.
Sa mort résonne pour moi avec le territoire que nous traversons. Depuis que nous avons changé de continent, notre temps en mer s’accompagne de visites furtives, silencieuses. Apparitions amenées par la nuit de corpulences qui passent. Parfois elles s’assoient sur le pont et restent une seconde immobiles, avant de s’évanouir dans une ombre. J’en avais peur au départ; je m’y suis habituée et les attends. Alors que s’efface notre dernière nuit avant la terre patagonne, des yeux, au noir, proches, au pied des marches qui pénètrent l’intérieur du navire. Mes amis dorment.
Peut-être moi aussi.